La fabuleuse histoire de la communauté libanaise au Sénégal

Tout le monde connait l’écologiste Ali Haïdar, le colonel Antoine Wardini ou encore Robert et Albert Bourgi. Mais qui sont vraiment les Libanais au Sénégal ? Quelle est leur histoire ? Enquête sur les Libanais du Sénégal depuis près de deux siècles devenus maîtres de pans entiers de l’économie.
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Dans un article du «Soleil» du 14 mars 2013, Abou Karroun, alors représentant des opérateurs économiques libanais au Sénégal, expliquait que les Libanais au Sénégal et leurs descendants ont marqué positivement, depuis des décennies, leur présence au pays de la «Téranga», en contribuant au développement économique et social de leur pays d’adoption et réussi leur intégration dans la société sénégalaise. Vraiment ?
Grands négociants devant l’Eternel, ils ont incontestablement réussi dans les affaires et contrôlent effectivement des pans entiers de l’économie sénégalaise. A l’image de Adnan Houdrouge, homme d’affaires sénégalais d’origine libanaise et propriétaire du Groupe Mercure international basé à Monaco, leader dans la grande distribution au Sénégal à travers les magasins Score. «J’investis au Sénégal par amour et patriotisme. J’ai vu le jour ici, j’y ai fait mes études primaires et secondaires, je suis un Sénégalais de cœur et de nationalité», déclarait l’homme d’affaires, dont la famille est installée au Sénégal depuis 1904, dans un entretien accordé à «Sud Quotidien» en mai 2007. Si Houdrouge a «émigré», en 1986, en France, précisément à Monaco, c’est «comme beaucoup de Sénégalais, simplement pour réussir».
Une communauté estimée à environ 25.000 membres
S’il est difficile aujourd’hui de connaître son nombre exact, la communauté libanaise au Sénégal étant estimée à 25.000 membres en 2001, dont 12.000 avaient la nationalité sénégalaise. Les maronites (entre 800 et 1.000 membres en 2000) sont réputés être plus discrets.
L’arrivée des premiers migrants libanais au Sénégal remonte à l’année 1897. Ils étaient une douzaine à l’époque. On en dénombrait 40 en 1900, puis 500 entre 1914-18. Mais c’est l’intervention française, après la Première mondiale (en 1919) dans ce qui était alors une province de l’Empire ottoman qui a donné un coup d’accélérateur au mouvement d’émigration des Libanais en Afrique. A l’époque, c’était la misère au Liban. En 1930, ils étaient 2.000 au Sénégal, puis 15.000 en 1960, avant d’atteindre un pic de 30.000 en 1980. Mais après la faillite de la culture de l’arachide consécutive à la grande sécheresse des années 1970-1980, beaucoup d’entre eux – qui étaient des intermédiaires entre les maisons de commerces françaises et le paysannat local – ont migré en Côte d’Ivoire.
Une histoire de famille
La plupart d’entre eux viennent du Sud Liban. Ainsi, les villes de Tyr et de Nabatyé ont fourni le gros du contingent libanais au Sénégal, mais aussi de la Côte d’Ivoire. L’émigration ayant souvent été une affaire de famille, c’est d’abord un membre de la famille qui embarque à bord d’un bateau, souvent vers une destination «inconnue» pour débarquer… au Sénégal. Ce fut le cas des parents de cette Sénégalo-libanaise dont les parents ont été «abandonnés» sur les côtes dakaroises par un bateau français qui leur avait pourtant promis de les amener au Etats-Unis. Depuis lors, sa famille a gardé une haine séculaire contre la France.
Une fois installé, le migrant fait venir d’autres membres de sa famille, imité en cela par d’autres habitants du village, pour ne plus jamais repartir. La plupart des exilés «africains» rentrés au Liban à la fin des années 1990, après la guerre, sont restés nostalgiques de l’Afrique.
A leur arrivée au Sénégal, les Libanais n’ont pas hésité à pénétrer à l’intérieur du pays, parfois loin de Dakar. Il y a ainsi une présence historique de cette communauté dans des villes comme Diourbel ou Kaolack, au cœur du bassin arachidier.
Certains ont connu un véritable «rêve sénégalais» qui n’a rien à envier à celui américain,tant leur réussite fut grande. C’est le cas de Nadra Filfili qui, lorsqu’il quittait son Liban natal, au début du siècle dernier, n’avait que 19 ans et 2.000 francs en poche. Installé à Guinguinnéo (non loin de Kaolack), une petite ville traversée par le chemin de fer Dakar-Bamako, il investit dans la boulangerie avant de faire fortune dans l’agro-industrie. Avant sa mort, dans les années 1980, il était à la tête d’une florissante industrie avec un chiffre d’affaires de plus de 3 milliards de FCFA (avant dévaluation).
La saga des Bourgi
La «saga» des Bourgi a aussi débuté au siècle dernier. Abdou Karim, le fondateur, a été le premier Libanais à devenir Sénégalais après l’indépendance. En effet, c’est par décret du Conseil des ministres du 21 septembre 1961 (le Sénégal a obtenu son indépendance en 1960) que le président Senghor lui accorde la nationalité sénégalaise «pour services exceptionnels rendus à la nation sénégalaise».
Pour la petite histoire, pendant la colonisation, Bourgi avait soutenu le parti de Senghor tout en développant ses activités économiques dans le transport, le commerce et les salles de cinéma. Sa mort avait revêtu des allures de deuil national. Une rue porte même son nom à Dakar. Une autre rue de la capitale sénégalaise, la rue Tolbiac, a aussi été rebaptisée «rue Liban» en 2004.
S’ils sont généralement solidaires, les Libanais peuvent aussi se livrer à une lutte féroce entre eux. On raconte ainsi l’histoire de ce «Crésus libanais au destin d’Icare», Adel Korban, richissime hommes d’affaires surnommé «le roi du beurre et des eaux minérales» qui pesait, un moment donné, 21 milliards de FCFA et est mort misérable. En effet, refusant de partager son juteux marché avec ses compatriotes, ces derniers lui auraient mené la guerre sans merci jusqu’à sa chute, retournant un à un ses protecteurs dans l’administration sénégalaise.
Une apparente intégration
Aujourd’hui, on en est à la troisième génération «100% sénégalaise». Des sénégalais qui ne sont blancs que par leur peau et ne souhaitent plus se voir constamment coller l’étiquette de «libano-syriens», mais simplement appelés «Sénégalais». De fait, si les vieilles générations s’efforçaient de perpétuer les traditions libanaises, l’actuelle génération qui «ne connaît que l’Afrique» semble être plus intégrée. La plupart d’entre eux parlent à peine l’arabe, mais s’expriment dans un wolof châtié. Cependant, sont-ils réellement intégrés dans la société sénégalaise ? Difficile d’être catégorique.
En effet, malgré l’apparente histoire d’amour, il existe un contentieux historique entre la communauté libanaise et les autochtones. Un contentieux qui remonte à l’époque coloniale. D’après certains historiens sénégalais, le colonisateur français avait fait la part belle à la communauté libanaise pour le commerce de l’arachide, au détriment de la bourgeoisie sénégalaise. En contrepartie, les Libanais n’avaient pas le droit de fréquenter les mosquées des indigènes, de faire de la politique ou d’être syndiqués. Interdiction qui ne sera levée qu’en 1976. Ce qui fait que jusqu’à présent leur puissance économique ne s’est pas traduite au plan politique contrairement à d’autres pays. Donc, même la religion musulmane n’a pas suffi pour faire des Libanais ou Sénégalo-libanais des membres à part entière de la société sénégalaise.
Une communauté victime de préjugés
«Trop riches», «racistes», n’exercent «que des professions libérales», «ne se marient qu’entre eux», vivent «en cercle fermé», etc.
Voilà, en résumé, ce que reprochent certains Sénégalais à la communauté libanaise. Bref, les mêmes préjugés que l’on collait aux juifs en Europe avant la Guerre. Des «préjugés» que rejettent les membres de la communauté libanaise qui aiment à rappeler que certains d’entre eux –rares, il est vrai– sont mariés à des Sénégalais. Un fait divers –le meurtre d’une domestique chez un sénégalo-libanais– avait particulièrement joué dans la prise de conscience du fossé silencieux qui séparait la communauté libanaise du reste de la société. Surtout que la «Téranga» ne fonctionne pas forcément dans l’autre sens.
En effet, des Sénégalais installés au Liban sont loin de connaître la même réussite et sont souvent victimes de discrimination. Pour dénoncer leurs conditions dans ce pays où, contrairement à leurs «compatriotes» à peau blanche installés au Sénégal, ils «ne sont maîtres de rien du tout», le président de l’Union des ressortissants sénégalais au Liban (URSL) avait, en 2002, adressé une correspondance au président Abdoulaye Wade.
Après les réactions «peu orthodoxes» (pour ne pas dire xénophobes) ayant suivi le meurtre de la domestique, pour sortir de l’isolement dans lequel ils restaient confinés depuis des générations, des membres influents de la communauté libanaise ont mis en place, en 1996, une association dénommée «Alliance» pour briser les ponts et les tabous.
La politique comme accélérateur de l’intégration
Certains ont aussi décidé de s’engager davantage dans la politique. La nomination de l’écologiste Ali El Haïdar comme ministre dans le gouvernement d’Abdoul Mbaye, le 3 avril 2012, après l’accession de Macky Sall au pouvoir, a été le couronnement de cet engagement politique des Sénégalo-libanais. Mais avant Haïdar, Samir Abourizk (décédé en octobre 2013) a été le premier sénégalo-libanais à créer un parti politique, «Démocratie citoyenne», après avoir milité pendant longtemps au Parti socialiste (PS).
En 2001, le Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade avait pour la première fois investi un Sénégalo-libanais sur sa liste pour les élections législatives.
La communauté libanaise a aussi évolué dans les affaires. Après l’agriculture et le monde rural durant la colonisation, le commerce et les transports pendant les premières années d’indépendance, elle a progressivement investi le secteur de l’industrie. La jeune génération (dont beaucoup ont la triple nationalité libanaise, sénégalaise et française) a déserté les boutiques chatouillantes de papa pour se replier dans des domaines à très grande valeur ajoutée comme, nous l’avons dit, l’industrie et les professions libérales, consciente qu’il faut «céder» le commerce aux nationaux. Le Libanais et son négoce de tissu: un cliché qui tend à disparaître ?
Dans son film documentaire «Nar bi/Loin du Liban» (1993), Laurence Gavron a montré que les différences entre Sénégalo-libanais et le reste de leurs compatriotes se pose plus en termes de classe sociale que de groupes ethniques. En définitive, l’intégration des Libanais au Sénégal n’est «ni un mythe, ni tout à fait une réalité mais, un besoin impérieux», comme le reconnaissait le psychologue sénégalais Mamadou Mbodj lors d’un diner-débat organisé par «Alliance» sur la question.
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