Chaque année, des centaines de juristes diplômés sont exclus de l’accès à la profession d’avocat non pas pour insuffisance de compétences, mais en raison d’un système de sélection fermé, hérité du passé et inadapté aux réalités contemporaines. Il est temps d’ouvrir un débat courageux sur l’accès au Barreau au Sénégal.
Le système sénégalais d’accès à la profession d’avocat repose aujourd’hui sur un mécanisme excessivement sélectif, hérité d’une tradition ancienne, qui ne correspond plus ni à l’évolution de l’enseignement juridique, ni aux exigences d’un État de droit moderne.
L’accès est conditionné par un test éliminatoire suivi d’une admission à l’École de formation des avocats, organisée selon une logique de numerus clausus rigide. Cette approche pose un problème de fond : elle assimile l’avocat à une fonction publique à accès limité, alors même que la profession d’avocat est, par nature, une profession libérale, fondée sur la responsabilité individuelle, la concurrence et l’évaluation par la pratique.
La situation devient d’autant plus préoccupante lorsque l’on observe les chiffres. Pour une même session, 1 039 candidats remplissant les conditions académiques sont autorisés à se présenter, mais seuls les 75 premiers sont déclarés admis par le jury à l’École de formation des avocats. Plus de 90 % des candidats sont ainsi exclus, non pas parce qu’ils seraient juridiquement inaptes à exercer, mais en raison d’un quota arbitraire, sans lien direct avec la compétence réelle ni avec les besoins de la justice et des justiciables.
Ce système contribue à une dévalorisation du diplôme universitaire. Un étudiant titulaire d’un master en droit est censé, à l’issue de sa formation, maîtriser la rédaction de conclusions, l’introduction de recours, notamment le recours pour excès de pouvoir, ainsi que les bases des procédures.
Ces compétences devraient déjà être enseignées à l’université, à travers des séminaires d’argumentation juridique, des exercices de rédaction contentieuse et des séances de plaidoiries intégrées aux programmes. L’université a vocation à former des juristes capables de raisonner, d’écrire et de défendre une position juridique de manière structurée.
Lorsque ces compétences sont reléguées à une école post-universitaire, ce n’est pas le niveau des étudiants qui est en cause, mais la mauvaise articulation entre la formation académique et l’organisation de la profession.
Exiger une sélection supplémentaire fondée sur ces mêmes compétences revient à déplacer artificiellement la formation pratique hors de l’université, au lieu de la renforcer là où elle devrait naturellement se trouver.
En réalité, la qualité de l’avocat est appréciée avant même l’exercice effectif de la profession, sur la base d’épreuves abstraites, déconnectées de la pratique quotidienne du métier. Il est temps d’opérer un changement de paradigme et d’adopter un modèle d’accès ouvert, responsable et exigeant, inspiré du système belge par exemple.
L’accès à la profession d’avocat devrait être ouvert à toute personne remplissant cumulativement les conditions suivantes : être titulaire d’un Master en droit ou d’un diplôme équivalent reconnu ; trouver un maître de stage agréé, avocat en exercice et expérimenté, habilité par le Barreau.
Le candidat serait immédiatement inscrit à l’Ordre des avocats en qualité d’avocat stagiaire, pour une durée de trois ans.
Ce stage constituerait le cœur du dispositif. Il comprendrait : une pratique professionnelle intensive sous la supervision du maître de stage ; une formation théorique intégrée du CAPA, avec examens, séminaires pratiques et enseignements déontologiques ; des permanences juridiques obligatoires, contribuant à l’accès au droit des citoyens.
Le stagiaire serait soumis à des obligations déontologiques strictes, sous le contrôle disciplinaire effectif de l’Ordre. Surtout, le stage devrait être obligatoirement rémunéré par le maître de stage, selon un barème minimal fixé et révisé par le Barreau du Sénégal. La rémunération ne serait plus une faveur, mais une obligation professionnelle, garante de la dignité du stagiaire et de l’égalité des chances.
À l’issue des trois années, la validation complète du stage et la réussite aux examens du CAPA ouvriraient droit à l’inscription définitive au Tableau de l’Ordre, sans limitation numérique.
Cette réforme présente des avantages clairs et structurels.
Sur le plan juridique, elle respecte la nature libérale de la profession d’avocat et consacre un accès fondé sur la compétence réelle, évaluée dans la durée et la pratique, plutôt que sur une sélection précoce et restrictive.
Sur le plan social, elle contribue directement à la promotion de l’emploi des jeunes diplômés en droit. En remplaçant un système d’exclusion par un dispositif de stage rémunéré et encadré, l’accès au Barreau devient un véritable mécanisme d’insertion professionnelle, permettant aux jeunes juristes d’acquérir une expérience concrète et valorisable.
Sur le plan institutionnel, elle renforce la responsabilité du maître de stage, de l’Ordre et du stagiaire, tout en améliorant l’accès des justiciables au droit et à la justice par un renforcement des capacités humaines du Barreau. La qualité de la profession d’avocat ne se construit pas par l’exclusion massive, mais par la formation, la pratique et la responsabilité.
Réformer l’accès au Barreau, ce n’est pas abaisser le niveau, c’est cesser de confondre excellence et rareté, et faire le choix d’un Barreau ouvert, moderne et utile à la société.
Un Barreau fort n’est pas un Barreau fermé.
M. Pape Cissé,
Juriste – Cercle des cadres de la République des valeurs
