Editorial du « Monde ». Ce n’est pas, bien sûr, un geste aussi historique que la désignation de Barack Hussein Obama par le Parti démocrate pour affronter le sénateur républicain John McCain en 2008. Ni, a fortiori, que l’élection du premier Afro-Américain à la Maison Blanche, cent quarante-cinq ans après l’abolition de l’esclavage. Mais la décision de Joe Biden, le candidat à la succession de Donald Trump, de faire de la sénatrice de Californie Kamala Harris sa colistière pour l’élection du 3 novembre est, elle aussi, historique.
Après quatre ans d’une présidence marquée par une régression des droits des femmes et des minorités, une femme noire va porter les couleurs du Parti démocrate pour la vice-présidence des Etats-Unis. L’Amérique avait déjà connu une prétendante afro-américaine à la Maison Blanche (la New-Yorkaise Shirley Chisholm fut candidate aux primaires en 1972). Une démocrate candidate à la vice-présidence : Geraldine Ferraro, en 1984, choisie par Walter Mondale. Et, bien sûr, la première femme investie pour la présidentielle par l’un des deux grands partis : Hillary Clinton, en 2016. Aucune n’a été élue.
Si Joe Biden, qui devance nettement Donald Trump dans les sondages, l’emporte le 3 novembre, Kamala Harris, 55 ans, fille d’un professeur d’économie jamaïcain et d’une oncologiste indienne, deviendra la première femme vice-présidente des Etats-Unis. Joe Biden ayant 77 ans, elle aura le pied à l’étrier pour l’élection de 2024.
Partie très tôt dans la course, décomplexée sur ses « ambitions » – la question piège dès qu’il s’agit de candidature féminine –, Kamala Harris a fait preuve de sa pugnacité pendant les primaires, tout en arborant un sourire permanent, comme pour adoucir, auprès de la gauche progressiste, son allure accusatoire d’ancienne procureure « dure contre le crime ». Joe Biden a sans doute jugé que cette qualité lui servirait, en revanche, face au candidat de « la loi et l’ordre » qu’entend être Donald Trump. Il ne lui a pas tenu rigueur de l’avoir bousculé pendant les primaires sur des attitudes vieilles de trente ans et aujourd’hui jugées racistes.
Loyauté
La sénatrice, qui a dix-sept ans de moins qu’Hillary Clinton, quinze ans de moins qu’Elizabeth Warren, offre aussi une perspective de mobilisation des jeunes électeurs, peu enthousiasmés par la candidature d’un septuagénaire ayant passé trente ans dans les couloirs du Sénat. Sur le plan de la carte électorale, « Kamala » apporte enfin un espoir de mobilisation renforcée en Géorgie ou en Caroline du Nord, deux Etats où la participation des Afro-Américains peut faire la différence.
Après l’échec de Mme Clinton devant un candidat connu pour sa goujaterie et ses propos sexistes, les femmes démocrates avaient été abasourdies. En 2018, elles sont reparties à l’assaut, à l’occasion des élections de mi-mandat : un nombre record de femmes sont entrées au Congrès. Dans la perspective de la présidentielle, elles étaient six candidates – dont Kamala Harris – à briguer l’investiture démocrate, un témoignage de la vitalité du parti à l’époque de Donald Trump.
Selon le Center for American Women and Politics de l’université Rutgers, 2020 pourrait être une nouvelle « année des femmes », avec une présence record de candidates issues de minorités (267). Les féministes « black » ne manquent jamais de rappeler que 53 % des femmes blanches ont voté pour Trump, alors que 94 % des Noires ont voté pour Clinton en 2016. A un moment où la pandémie les a placées en première ligne, elles estiment que leur moment est venu. Joe Biden pouvait difficilement faire moins que de reconnaître leur loyauté.
Le Monde