Le Sénégal face aux défis de sa souveraineté et de l’autosuffisance

L’exploitation du gaz et du pétrole a commencé depuis quelques mois au Sénégal, marquant une étape importante dans l’histoire économique du pays. Ces ressources tant attendues suscitent des espoirs de transformation profonde, mais posent aussi une question fondamentale : permettront-elles au pays de s’émanciper des logiques de dépendance héritées du passé ou prolongeront-elles un système où la richesse nationale profite avant tout aux multinationales et aux puissances étrangères ? L’économie sénégalaise, construite sur un modèle d’exportation de matières premières brutes et d’importation massive de produits manufacturés, reste marquée par des structures néocoloniales. Sortir de ce schéma implique une réorganisation en profondeur et une volonté politique forte pour mettre fin aux mécanismes de domination qui freinent le développement du pays.

L’économie arachidière de traite : un modèle de dépendance imposée

L’arachide a longtemps été la colonne vertébrale de l’économie sénégalaise. Introduite à grande échelle sous la colonisation française, sa culture a été orientée non pas vers l’alimentation des populations locales, mais vers l’exportation, principalement vers la métropole. Ce modèle de « l’économie de traite », typique des colonies africaines, repose sur un schéma simple : spécialisation dans la production d’une matière première, contrôle des circuits commerciaux par la puissance coloniale et dépendance totale aux fluctuations des marchés extérieurs.

Dès le XIXe siècle, l’administration coloniale a organisé le Sénégal en un vaste grenier à arachides destiné aux huileries françaises. La monoculture s’est imposée au détriment de l’agriculture vivrière, rendant le pays structurellement dépendant des importations alimentaires. Cette dynamique a été aggravée par la mise en place de structures de commercialisation contrôlées par des sociétés françaises, qui fixaient les prix, limitaient les revenus des producteurs et captaient la majeure partie des bénéfices. Même après l’indépendance, ce système s’est perpétué : l’arachide est restée un pilier de l’économie, mais toujours dans un cadre où la transformation locale était négligée, et où les prix étaient fixés en dehors du pays.

Cette logique, où le pays exporte une matière première brute et importe les produits transformés à prix fort, est l’essence même du néocolonialisme économique.

Comprendre le néocolonialisme économique

Le concept de néocolonialisme, popularisé par Kwame Nkrumah dans les années 1960[1], désigne la persistance d’un contrôle économique et politique exercé par les anciennes puissances coloniales, malgré l’accession à l’indépendance. Il ne s’agit plus d’une domination directe, mais d’un système de dépendance où les décisions économiques restent dictées de l’extérieur, à travers des leviers monétaires, commerciaux et financiers.

Au Sénégal, cette dépendance s’exprime à plusieurs niveaux. Sur le plan monétaire, le franc CFA maintient le pays sous la tutelle de la France, en limitant sa capacité à mener des politiques adaptées à ses besoins[2]. Sur le plan commercial, les accords de partenariat économique favorisent encore les exportations de matières premières brutes au détriment de l’industrialisation. Les multinationales étrangères, avec le soutien des institutions financières internationales, contrôlent les secteurs stratégiques, imposant des conditions qui limitent l’émergence d’une économie nationale souveraine.

L’exemple des ajustements structurels des années 1980 et 1990 illustre bien cette logique. Sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, le Sénégal a été contraint de réduire les subventions agricoles, de privatiser les entreprises publiques et de libéraliser son économie. Loin de favoriser une croissance endogène, ces réformes ont affaibli l’État, creusé les inégalités et renforcé la dépendance aux importations.

Ce système repose sur une asymétrie structurelle : le Sénégal est intégré à l’économie mondiale dans une position subalterne, où il ne maîtrise ni les prix de ses exportations ni les conditions de financement de son développement.

Un combat pour la souveraineté économique et le relèvement du capital humain

Le combat pour la souveraineté économique ne peut être dissocié d’un combat plus large : celui du relèvement du capital humain. Un pays qui veut maîtriser son destin économique doit avant tout investir dans sa jeunesse, son éducation et ses compétences. L’industrialisation, la transformation des matières premières et l’innovation ne peuvent réussir sans une population hautement qualifiée, capable de porter une économie compétitive et tournée vers l’avenir.

À l’horizon 2035, le Sénégal doit se fixer des objectifs ambitieux, mais réalistes pour assurer son autonomie économique. À cette échéance, il est impératif que 90 % des jeunes de 18-19 ans soient titulaires du baccalauréat ou d’un diplôme professionnel, garantissant ainsi une insertion rapide et efficace dans le marché du travail. L’éducation de base doit également être renforcée : d’ici 2035, 100 % des enfants de 12 ans devront savoir lire, écrire, compter et avoir une maîtrise des outils informatiques. Actuellement, le taux d’alphabétisation des adultes au Sénégal est de 57,67 %. Pour atteindre un taux de 85 % d’ici 2035, il est essentiel de mettre en œuvre des programmes d’éducation des adultes ciblés, en particulier pour les femmes, dont le taux d’alphabétisation est actuellement de 47,08 %. Cela nécessite des investissements soutenus dans l’éducation et des politiques inclusives pour assurer une amélioration significative de ces indicateurs.

Ce défi nécessite des réformes structurelles majeures. L’école sénégalaise doit être modernisée, avec l’augmentation du nombre d’enseignants, la refonte des programmes, un accès généralisé au numérique et aux nouvelles technologies. La formation professionnelle doit être valorisée et adaptée aux besoins réels du marché. Le modèle actuel, où trop de jeunes quittent le système éducatif sans qualification exploitable, doit être complètement revu.

Ce pari sur l’intelligence et la compétence est la clé d’une souveraineté réelle. L’ancienne logique coloniale visait à maintenir des sociétés africaines dépendantes, avec une main-d’œuvre peu qualifiée et une économie basée sur l’exportation brute. Relever le niveau du capital humain, c’est briser cette logique et créer les conditions d’une économie indépendante, capable d’innover, de produire et de s’imposer sur la scène internationale.

Un chemin difficile vers la souveraineté économique

Malgré les obstacles persistants, des mutations profondes sont en cours. L’exploitation pétrolière et gazière, récemment entamée, pourrait être un levier déterminant à condition qu’elle soit encadrée par des politiques transparentes et orientées vers l’intérêt national. Sans une gestion rigoureuse, ces ressources risquent de suivre le même schéma que l’arachide autrefois : un enrichissement limité aux multinationales et aux élites locales, sans véritable impact sur le développement du pays.

L’émancipation économique repose sur un changement radical des priorités. Il ne suffit plus d’exploiter les ressources naturelles, il faut les transformer sur place et structurer des filières industrielles capables de générer de la valeur ajoutée. L’agriculture, longtemps asservie aux exigences du marché extérieur, doit être réorientée vers l’autosuffisance et la souveraineté alimentaire, garantissant ainsi une résilience face aux crises mondiales. Par ailleurs, la réforme monétaire, longtemps éludée, s’impose désormais comme un enjeu crucial : le maintien du franc CFA restreint la compétitivité et bride la capacité du Sénégal à adopter des politiques adaptées à ses besoins.

Ce combat est un chantier des citoyens et du peuple, un monument à bâtir pierre après pierre. Chaque exigence de transparence, chaque accord léonin déchiré, chaque clameur pour le partage équitable sont les strophes d’une épopée en marche. Comme l’a dit si justement dit Samir Amin, le maître à penser du développement souverain : « Le développement véritable ne peut être qu’un projet souverain, conçu et porté par ceux qui en sont les acteurs. » Le Sénégal de demain se joue aujourd’hui dans ce grand arrachement aux chaînes invisibles — ces héritages toxiques qu’il faut pulvériser pour enfin enfanter un modèle où résonne l’âme de nos priorités, non le ricanement cynique des marchés.

Au Président Bassirou Diomaye Faye et à son Premier ministre Ousmane Sonko, l’Histoire pose désormais devant eux le poids de son regard. Leur serment — souveraineté économique, éducation libératrice, gouvernance sans tache — porte en germe l’épopée tant attendue. Mais gare aux sirènes de la facilité ! Le peuple veille, armé d’une mémoire longue et d’une exigence plus acérée que jamais. Il ne s’agit plus de simplement subsister au sein des pays riches en potentiel, mais appauvris, mais d’émerger enfin comme une nation-phénix, où chaque enfant pourra lire, dans la lumière des usines en activité, l’abondance des greniers, la vitalité d’un système de santé préventif et curatif, l’accessibilité d’une éducation de qualité ouvrant la voie à des opportunités d’emploi dignes et valorisantes, l’effervescence des scènes culturelles, l’essor des savoirs et la ferveur des stades, le reflet concret de sa dignité retrouvée.

Félix Atchadé