Crise politique au Sénégal : L’Union européenne dit non au report de la Présidentielle

REPORTAGE. L’annonce faite samedi par le président Macky Sall de reporter le scrutin présidentiel devant se tenir le 25 février fait réagir les Sénégalais.

C’est la stupeur qui a gagné le Sénégal depuis l’annonce, samedi 3 février, du président de la République du Sénégal d’abroger le décret convoquant le collège électoral le 25 février 2024. Alors que la campagne présidentielle devait débuter quelques heures plus tard seulement, la surprise a été presque totale. « Je ne m’attendais pas à ça, je pensais qu’il allait annoncer la démission d’Amadou Ba », s’étonne encore Mamadou Ndour, ancien militaire de 53 ans, chauffeur à Dakar. Un revirement de situation alors que, quelques jours en amont, le président Macky Sall avait assuré la bonne tenue de l’élection présidentielle le 25 février 2024. Si le Sénégal a déjà connu des troubles violents lors d’élections passées, c’est la première fois qu’une élection présidentielle est reportée, plongeant le pays dans une incertitude totale.

Sur les réseaux sociaux, les critiques acerbes se sont multipliées contre le gouvernement et la décision du président. « Le PR Macky Sall restera funestement dans l’histoire comme le premier chef d’État à avoir violé le respect du calendrier républicain », a tweeté l’ingénieur et écrivain Fary Ndao, ajoutant qu’il s’agissait d’« une insulte à la face des Sénégalais ». L’opposition a aussitôt dénoncé une violation du calendrier électoral. « Nous rejetons fermement ce coup d’État et ce braconnage constitutionnel », a déploré le député Ayib Daffé, mandataire de Diomaye Bassirou Faye, désigné par Ousmane Sonko pour le remplacer au scrutin. 

Polémiques et rumeurs

À l’inverse de nombre de ses concitoyens, Idrissa Fall Cissé s’attendait à cette situation « depuis la publication de la liste des candidats officiels ». Celle-ci comportait 20 noms et une quarantaine de candidatures, dont celle de Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, exclus pour cause de double nationalité, invalidées par le Conseil constitutionnel.

Depuis plusieurs jours, les rumeurs s’amplifiaient en coulisse. Accusant le Conseil constitutionnel de l’avoir écarté du scrutin à la demande d’Amadou Ba, Premier ministre et candidat de la coalition présidentielle. Karim Wade, à travers son parti, le Parti démocratique sénégalais (PDS), avait réclamé la création d’une commission parlementaire chargée d’enquêter. Chose faite le 31 janvier dernier avec 120 votes pour, dont le soutien de la coalition présidentielle. « C’est inédit d’enquêter contre son propre candidat. Il y a eu une célérité dans le traitement du dossier à l’Assemblée nationale alors que de nombreuses demandes d’enquête n’ont jamais été traitées depuis ces dernières années », développe M. Fall, agriculteur de 37 ans. « Dans une configuration normale, la mouvance présidentielle soutient son candidat. À l’inverse, c’est Karim Wade qui en a bénéficié, et non Amadou Ba, leur candidat » souligne Babacar Ndiaye, analyste politique. Un manque de soutien qui s’expliquerait par plusieurs raisons. « Le Premier ministre ne fait pas consensus au sein de son camp, qui doute aussi de son poids électoral, ce qui empêcherait une victoire du parti. Il y a une alliance probable entre la coalition présidentielle et le PDS car cette élection telle qu’elle était partie ne leur convenait pas », développe Jean-Louis Corréa, professeur agrégé des facultés de droit au Sénégal. Dès le départ, plusieurs partis de l’opposition ont rejeté cette commission, persuadés qu’il s’agissait en réalité d’ouvrir la voie à une demande de report du scrutin présidentiel.

La veille de l’adresse à la nation, la révélation de la double nationalité d’une candidate a servi d’argument supplémentaire au président Macky Sall, qui s’est appuyé sur ces deux points pour justifier le report de l’élection. « C’est une grosse erreur ! Il y a des règles à respecter et il n’y a aucune preuve pour le moment, aucune accusation avérée, qui puisse créer une crise », juge M. Ndour. Pour l’enseignant-chercheur en droit Jean-Louis Corréa, le but de la manœuvre est clair : « Macky Sall veut créer une crise artificielle pour éviter une défaite prévisible de son candidat ou se maintenir au pouvoir ». Pour lui, « le président a toujours voulu briguer un troisième mandat », mais aurait été contraint par les émeutes meurtrières de mars 2021 et juin dernier.

Si elle aussi a été surprise, Émilie Lo, retraitée de 66 ans, pense que cette décision est « plutôt sage, si le report permet d’avoir une élection apaisée ». À son avis, « les conditions étaient loin d’être réunies pour l’élection de février. Plusieurs candidats ont été empêchés, certains sont emprisonnés (comme Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko). On ne sentait pas la précampagne, il n’y avait même pas d’affiches comme d’habitude », dit-elle. La présidente d’une association de femmes veut croire à la « bonne intention du report », appuyée, selon elle, par la volonté du président de faire un dialogue national. Cependant, « si la stratégie était de se maintenir au pouvoir, cela serait regrettable », ajoute-t-elle.

De lourdes conséquences

Dans le sillage de la commission d’enquête, la proposition de loi sur le report de l’élection présidentielle dans un délai maximum de six mois doit être votée lundi 5 février à l’Assemblée nationale. Un vote qui inquiète et pourrait provoquer d’importants débordements. « Les gens étaient prêts à voter pour changer les choses. Je crains que le président ne s’octroie tous les pouvoirs. Ça me fait de la peine, le Sénégal est un pays de droits », déplore Mamadou Ndour.

L’élection du 25 février était en effet très ouverte avec un président sortant ne se représentant pas, vingt candidats (un record) et une recomposition du jeu politique avec de nouveaux acteurs. « Cela touche un point sensible chez les Sénégalais, ils ne vont pas supporter qu’on les prive de leur droit de vote », avance M. Corréa, qui souligne l’illégalité du décret présidentiel.

L’opposition, faisant front commun, rejette catégoriquement tout report de l’élection et toute participation au dialogue national. « Dès que le décret sera publié, il sera attaqué, on ne peut pas l’accepter et nous ne nous laisserons pas faire », a averti Khalifa Sall, candidat à la présidentielle et ex-maire de Dakar. Jusqu’à présent, aucune nouvelle date du scrutin n’a été fixée, ce qui accentue les craintes d’une confiscation du pouvoir. « Pour le moment, ce n’est pas un report, mais une annulation de l’élection », fustige Ibrahima Fall Cissé. Alors que le mandat présidentiel prend fin le 2 avril, sans possibilité d’extension, l’incertitude sur la suite des événements s’accentue…

Dimanche après-midi, de premières confrontations ont eu lieu entre des forces de l’ordre déployées en nombre et des citoyens venus répondre à l’appel des candidats de l’opposition et décidés à lancer, comme prévu, la campagne présidentielle malgré le report annoncé. Plusieurs blessés ont été dénombrés, tandis que la candidate Anta Babacar Ngom et l’ancienne ministre Mimi Touré étaient toujours entendues par la gendarmerie en début de soirée. Le spectre des émeutes de mars 2021 et juin dernier est dans tous les esprits. « Comment le peuple va réagir après deux ans de répression avec plusieurs morts et de très nombreuses arrestations ? Les gens ont peur. Beaucoup de jeunes n’y croient plus et un grand nombre a aussi pris la pirogue pour fuir le pays », s’interroge M. Ndiaye. Les conséquences sociales, politiques et économiques s’annoncent d’ores et déjà importantes pour le pays. Son image à l’étranger risque aussi d’en pâtir alors que « les observateurs étaient sur place pour suivre le processus électoral », rappelle-t-il.

Habituellement salué pour sa tradition démocratique dans un contexte sous-régional en proie aux coups d’État successifs, le Sénégal traverse une crise sans précédent qui pourrait ébranler sa stabilité. « Le même vent de tumulte qui touche l’Afrique occidentale francophone ces dernières années arrive au Sénégal, même si cela ne s’exprime pas par un coup d’État militaire comme ailleurs », pointe Jean-Louis Corréa. Compte tenu du poids économique et diplomatique considérable du Sénégal, la situation du pays risque d’affaiblir plus encore la Cedeao alors que le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont annoncé le 28 janvier dernier se retirer de l’instance. Celle-ci, tout comme les États-Unis ou l’Union européenne, a exprimé sa vive inquiétude et encouragé les autorités à « accélérer les différents processus afin de fixer une nouvelle date pour l’élection ».

le point.fr