Dans Bruxelles, une capitale au ralenti

Pour la troisième journée d'alerte maximale à Bruxelles, lundi 23 novembre, les cafés et commerces étaient déserts.

« On s’est posé la question d’ouvrir aujourd’hui. Mais il faut qu’on continue, qu’on continue à vivre, même si on a peur. » Comme un mantra, les Bruxellois répètent cette phrase, dans la rue, dans les cafés, dans les commerces de la ville. Du moins dans ceux qui sont encore ouverts, comme le bistrot dans lequel travaille Cindy, à deux pas de la gare de Bruxelles-Midi. Pour la troisième journée consécutive, la capitale belge est en état d’alerte maximal, lundi 23 novembre – un niveau d’alerte maintenu jusqu’à mardi. Le métro et les écoles sont fermés, tout comme les musées et les centres commerciaux.

Aujourd’hui, le bar de Cindy tourne au ralenti, seuls quelques habitués sont accoudés au long comptoir en bois. « Tous les bureaux alentour sont vides, on a dit aux salariés de faire du télétravail, explique la jeune serveuse. Normalement, à midi, c’est plein. Là on était au quart du nombre habituel. » Le responsable du bar d’à côté, lui, décide de fermer ses portes en début d’après-midi. « Y a personne, tu veux que je fasse quoi ? », soupire-t-il en expliquant son choix à Cindy et Christine, en chômage technique derrière le comptoir.Ici, on tente tout de même de garder le sourire. « C’est la cata, j’ai dû racoler des groupes !, pouffe Christine. Ça a marché, un groupe d’une dizaine de personnes est venu, ils ont dépensé 75 euros. » On sourit, on blague, mais les regards sont tristes. Parmi les habitués, Ben, 54 ans, vient tous les jours boire une bière, et ne compte pas déroger à la règle. « C’est ma pause, explique celui qui travaille à la gare. Pourquoi s’enfermer ou se cacher ? Ce serait donner le pouvoir au terrorisme ! »

« C’est la paralysie totale, on étouffe ! »

Dehors, les rues sont calmes, mais pas désertes. La circulation automobile n’a pas cessé, loin de là, mais elle est moins dense, et les klaxons se font rares. « Ça circule bien », souligne Rachid, chauffeur de taxi. Avec quatre ou cinq confrères, il attend les clients près de la gare, les mains dans les poches, pour se protéger du froid. « Ce n’est pas le rush, mais on a plus de gens que d’habitude, comme il n’y a pas de métro. Ce sont surtout des trajets pour se rendre au travail. » La gare elle-même n’a rien de la ruche habituelle. Les voyageurs ne s’attardent pas, et les commerces en pâtissent. « Entre midi et 13 heures, nous avons eu 34 clients au lieu des 80 habituels », remarque Eray, qui s’occupe d’un des points de vente de presse de la gare.L’atmosphère est très inégale selon les quartiers. Certains sont déserts, comme celui du Parlement européen. Même la police n’y est pas si visible. La Commission européenne s’est déclarée en « niveau jaune de sécurité », estimant ne pas être une cible pour les terroristes. Beaucoup de fonctionnaires européens ne se sont pas rendus au travail, notamment en raison des problèmes de garde d’enfants. Quelques parents ont toutefois décidé de sortir leurs enfants dans le parc du Cinquantenaire.D’autres lieux, comme l’avenue de Stalingrad, généralement très animée, restent relativement vivants. Trois vieux amis y bravent le froid et l’état d’alerte, profitant du beau ciel bleu qui illumine la capitale. En terrasse, ils sirotent un thé à la menthe, un café et un lait chaud, dans ce quartier où même le restaurant thaï s’affiche halal. Hafid, 59 ans, béret et cigarette aux lèvres, est furieux :

« C’est la paralysie totale en Belgique, on étouffe ! On n’arrive pas à se déplacer dans Bruxelles, c’est chiant. Ces connards de terroristes ont ce qu’ils voulaient. Il ne faut pas céder à leurs menaces, à ces assassins, ces mercenaires qui n’ont rien à voir avec l’islam ! »

La veille, alors que plusieurs opérations policières se déroulaient en Belgique, il a espéré voir l’issue de cette situation. « Je me suis dit : ça y est, ils ont arrêté [Salah] Abdeslam ! Et non… », peste-t-il, en tapant dans ses mains de dépit. Ses amis acquiescent tristement, en regardant les passants.Lire aussi : Ce que l’on sait de Salah Abdeslam, en fuite depuis les attentats du 13 novembre

Les touristes ne renoncent pas

Sur la Grand-Place, au cœur de la ville, les touristes n’ont pas renoncé. Ils sont certes beaucoup moins nombreux que d’habitude, dispersés sur la place, un peu perdus au milieu des policiers, des militaires et des journalistes. Ils prennent le temps pour un selfie ou deux, devant le gigantesque sapin paré de lumières. Comme ce jeune couple mexicain, venu faire un tour d’Europe. Hier, ils étaient à Paris. Aujourd’hui à Bruxelles. Avant de partir à la découverte d’Amsterdam, de Berlin et de Rome. « On est un peu déçus, car tout est fermé, les musées comme d’autres points d’intérêt », regrette Elizabeth. « Les gens ne peuvent pas vivre leur vie, c’est triste », murmure Victor. « Nous, on vient ici pour sentir la culture, les gens. Là, on dirait une ville fantôme, les habitants ont l’air d’avoir peur. » Et eux ? « On est un peu inquiets », admet Elizabeth, en jetant un coup d’œil vers les militaires, « mais on a décidé de rester », assume-t-elle, avant d’entraîner son ami à la recherche des célèbres gaufres et chocolats de la capitale belge.Justement, dans une boutique de gaufres non loin de là, Ercan, salarié de 45 ans, juge l’état d’alerte exagéré : « Ça fait peur aux gens ! Hier, j’ai fermé à 21 h 30 au lieu de minuit, car il n’y avait plus de clients. A part les flics », s’amuse-t-il. Pour lui, la situation est absurde :

« Quand il n’y a pas de dispositif sécuritaire, les gens sont dehors, mais quand il y a la police partout, plus personne ne sort ! Moi, je n’ai pas peur. On va tous mourir un jour, d’une bombe ou d’une crise cardiaque. Même en restant à la maison, on peut mourir. »

Alors que la nuit tombe, les bars à bière du centre-ville, célèbres pour leur animation, restent désespérément vides. « Samedi, on a fermé à 20 heures, au lieu de 4 heures, indique Nina, serveuse dans un des bars Delirium. Avec les collègues des différents bars, on parle par talkie-walkie, on se rassure comme ça. » Lundi, ce sera plus tôt encore. A 19 heures, une serveuse annonce la couleur : « On ferme, tout le monde dehors ! » Les patrons viennent tout juste de prendre leur décision.

  • Morgane Tual (envoyée spéciale à Bruxelles)
    Journaliste au Monde