En Europe, une politique migratoire toujours plus sécuritaire

France 24 publie jusqu’aux élections européennes du 9 juin quatre dossiers thématiques consacrés à des enjeux majeurs de la campagne : défense, immigration, environnement et agriculture. Vous y trouverez les clés de compréhension et les propositions des principales têtes de liste françaises. Le deuxième volet de cette série est consacré à la politique migratoire.

Le tournant sécuritaire de la politique migratoire européenne va-t-il encore s’accentuer ? Depuis la crise migratoire de 2015-2016, l’Union européenne ne cesse de légiférer pour repousser au maximum les migrants désirant s’établir sur son territoire. Le Pacte sur la migration et l’asile, définitivement adopté le 14 mai, qui vise notamment à lutter contre l’immigration illégale et à accélérer la reconduction en-dehors de l’UE des personnes en situation illégale, en est la dernière illustration. Et alors que ce paquet venait tout juste d’être adopté, quinze États membres ont adressé une lettre à la Commission européenne demandant un tour de vis supplémentaire.

« On observe que pour de nombreux États, l’Europe n’est pas allée assez loin dans le côté sécuritaire et que la question migratoire restera un enjeu de la prochaine législature, avec une ligne de fracture claire entre la gauche et la droite », souligne Ségolène Barbou des Places, professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du GIS (Groupement d’intérêt scientifique)-Eurolab.

Qu’il semble loin le temps où Bruxelles portait une vision positive de l’immigration. Les premiers textes européens en la matière mettaient en effet l’accent sur l’accueil des étrangers et leur intégration. Ainsi, le traité d’Amsterdam, signé en 1997 et entré en vigueur en 1999, permet à l’Union européenne de définir les conditions d’entrée et de séjour des immigrants légaux et encourage les États membres à prendre des mesures d’intégration, tandis que la directive européenne du 27 janvier 2003 établit des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile.

Un premier tournant sécuritaire s’opère après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. Les contrôles aux frontières sont accentués et de nouveaux fichiers voient le jour. C’est également à cette époque, en 2004, que naît l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (Frontex) – rebaptisée Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes en 2016.

Mais les printemps arabes et surtout la guerre civile en Syrie entraînent une explosion des arrivées de migrants en Europe. Plus de 2,3 millions de franchissements illégaux des frontières européennes sont ainsi détectés en 2015 et 2016, selon le Parlement européen.

« Cette crise migratoire renforce la perception d’une menace et accentue le repli des États membres sur eux-mêmes, avec une volonté de se protéger en réintroduisant les contrôles aux frontières, y compris à l’intérieur de l’espace Schengen. On voit alors voler en éclat la notion de solidarité entre États pour l’accueil des migrants », affirme Ségolène Barbou des Places.

Externaliser la gestion des migrants

L’Allemagne fait alors figure d’exception en accueillant plus d’un million de migrants, alors que la plupart des pays de l’UE rechignent à prendre leur part, à commencer par le groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) qui oppose un refus catégorique.

Les attentats de novembre 2015 en France et les incidents à la gare de Cologne le 31 décembre 2015 changent toutefois la donne, plusieurs terroristes à Paris et certains agresseurs de la Saint-Sylvestre en Allemagne ayant rejoint l’Europe avec le flot de migrants. La chancelière allemande, Angela Merkel, finit alors par céder à la pression politique et met tout en œuvre pour aboutir à un accord européen avec Ankara afin d’endiguer l’afflux de migrants. Ce dernier est signé le 18 mars 2016.

Cet accord prévoit le retour en Turquie de toutes les personnes qui arriveront illégalement sur les îles grecques de la mer Égée et dont la demande d’asile aura été rejetée selon le principe du « un pour un » (pour chaque Syrien renvoyé en Turquie depuis les îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l’UE). En échange, Ankara obtient une aide financière de la part de l’Europe de 6 milliards d’euros sur trois ans, la mise en œuvre anticipée de la libéralisation des visas pour les citoyens turcs et l’accélération du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.

« Le but est clairement d’envoyer un signal aux migrants potentiels pour les dissuader de tenter leur chance. Cela fonctionne, puisque dans les semaines qui suivent, les chiffres d’arrivées par la Turquie s’effondrent. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus car ces migrants prennent en fait d’autres routes », analyse la chercheuse.

Cette externalisation de la gestion des migrants est très critiquée par les organisations non gouvernementales (ONG), qui soulignent les conditions de détention des demandeurs d’asile en Turquie et le manque de respect des droits fondamentaux humains. Pour autant, ce modèle est dupliqué, d’abord avec la Libye en 2017, puis avec la Tunisie en 2023, et enfin avec la Mauritanie et l’Égypte en mars 2024.

En parallèle, lors de la législature 2019-2024, Bruxelles renforce considérablement les moyens de Frontex, dont les capacités s’étaient révélées tout à fait insuffisantes lors de la crise migratoire de 2015-2016. Les États membres se mettent d’accord en septembre 2019 sur un nouveau règlement octroyant à l’agence une capacité d’agir par elle-même avec un budget moyen de 900 millions d’euros par an, contre 460 millions en 2020, et un contingent permanent de 10 000 garde-frontières et garde-côtes à horizon 2027.

« L’obsession que les migrants n’arrivent pas sur le territoire européen »

La Commission, les États membres et le Parlement auront ensuite besoin de plus de trois ans pour s’entendre sur le Pacte sur la migration et l’asile. Ce vaste ensemble d’une dizaine de textes, qui s’appliquera à partir de 2026, met en place une procédure de « filtrage » des migrants aux frontières de l’UE pour les identifier et distinguer plus rapidement ceux qui ont des chances d’obtenir l’asile de ceux qui ont vocation à être renvoyés vers leur pays d’origine.

Il établit aussi un mécanisme de solidarité entre les 27 dans la prise en charge des demandeurs d’asile. La règle en vigueur selon laquelle le premier pays d’entrée dans l’UE d’un migrant est responsable de sa demande d’asile (système de Dublin) est maintenue avec quelques aménagements. Mais pour aider les pays où arrivent de nombreux exilés, comme l’Italie, la Grèce ou l’Espagne, un système de solidarité obligatoire est organisé. Les autres États doivent soit accueillir un certain nombre de demandeurs d’asile, soit apporter une contribution – financière ou matérielle – au profit du pays sous pression migratoire.

« La logique du système de Dublin est toujours en place, rien n’a changé. Il était question au départ de solidarité dans l’accueil et finalement celle-ci est devenue financière et dans le but de faire des contrôles. C’est un dévoiement de l’idée de solidarité », juge Ségolène Barbou des Places, même si le Pacte propose aussi des dispositions pour améliorer les conditions d’accueil et les uniformiser à travers l’UE.

Par ailleurs, le Pacte confirme le virage à 180° opéré ces vingt dernières années par l’Union européenne sur la question migratoire. « Il y a désormais une obsession : tout faire pour que les migrants n’arrivent pas sur le territoire européen », insiste la chercheuse.

Si bien que la question de l’immigration légale a été laissée de côté, alors qu’elle reste de loin la plus massive avec plus de trois millions d’arrivées par an. La prochaine législature (2024-2029) devra s’en emparer, mais aussi trancher des débats clivants comme celui de l’externalisation de la gestion des migrants, du contrôle des frontières extérieures ou de la solidarité entre États membres.

Autant de questions sur lesquelles les têtes de liste françaises aux élections européennes se sont positionnées durant la campagne.

« Nous souhaitons revenir à beaucoup plus d’humanité. En accueillant 6,5 millions d’Ukrainiens il y a deux ans sans que cela ne pose aucun problème, l’Union européenne a montré qu’elle savait accueillir et qu’elle en avait les moyens. Il faut généraliser cette directive pour celles et ceux qui arrivent sur le territoire européen, et remettre sur la table l’ensemble du Pacte sur la migration et l’asile. En plus d’être inhumain et de générer davantage de morts aux frontières dans les prochaines années, ce Pacte généralise des approches inefficaces, comme l’externalisation de la gestion des demandeurs d’asile. Nous souhaitons au contraire une politique migratoire qui soit digne et respectueuse des êtres humains, avec des voies légales de migration. Nous voulons également nous attaquer aux causes de ces migrations en luttant contre le réchauffement climatique et en combattant toutes les politiques qui mettent sur la route de nombreuses personnes, comme l’accord de pêche avec le Sénégal qui fait fuir les pêcheurs sénégalais », affirme Damien Carême, eurodéputé élu en 2019 sur la liste écologiste et désormais 8e sur la liste de Manon Aubry.