Blacks ou noirs ?
Dans son témoignage vidéo, Fanta pose d’emblée le sujet de la couleur de peau : « Pourquoi les Blancs en France nous appellent des « Blacks » alors que moi qui suis noire, je dis des « Noirs » ? » La jeune femme enchaîne alors sur le thème de l’histoire et de la culture : « J’en sais plus sur l’esclavage aux États-Unis que sur l’histoire française (de l’esclavage). Nous, la génération des enfants d’immigrés, nous voulons savoir ce qui s’est passé pendant l’esclavage, pendant le colonialisme, parce que c’est notre histoire. Si on ne sait pas ce qui s’est passé, alors on ne sait pas pourquoi on est là. En occultant cette histoire, en ne l’enseignant pas, les politiques gardent le pouvoir sur nous et ça leur permet de nous traiter d’immigrés. » Pour cette jeune femme diplômée en e-marketing qui a étudié trois ans dans le Wisconsin, la question se pose aussi en termes de beauté et d’image de soi. « Les filles à la peau foncée sont souvent considérées comme plus masculines ou moins belles. J’ai ressenti ça toute ma vie au sein de mon entourage, majoritairement blanc. (…) On m’a dit que j’étais moche et je l’ai cru. C’est sans doute la pire chose qui me soit arrivée. » Malgré ses études aux États-Unis, Fanta, 23 ans, travaille toujours dans un fast-food et collabore au site de podcasts Black Girls Talking.
La question de la beauté pour une femme noire s’est imposée àAnne dans le cadre de sa formation en esthétique. « Je suis la seule fille noire de mon école. (…) Je me souviens, une fois j’ai levé la main en classe, j’étais tellement frustrée et j’ai dit : « Ok, donc vous utilisez un correcteur vert pour les peaux blanches mais qu’est-ce que vous utilisez pour ma peau ? » Et mon prof a répondu : « Je ne sais pas vraiment. » (…) Je vais dans une école de beauté pour laquelle je donne beaucoup d’argent et je ne peux pas avoir un enseignement sur comment appliquer le maquillage sur les gens qui ont ma couleur de peau. Depuis, on a un cours sur le maquillage pour les Noires, les Asiatiques. C’est une belle amélioration car, vous savez, les femmes noires dépensent vingt fois plus d’argent dans les cosmétiques que les femmes blanches. Malgré ça, on ne trouve presque rien pour notre peau. Ça n’a pas de sens. »
« Il faut marcher vers le futur afin de le rendre meilleur »
Pour Gaëlle et Christelle, les premières à témoigner devant la caméra de Cecile Emeke, le problème se joue aussi entre filles noires et entre hommes et femmes. « J’aimerais avoir plus de copines françaises noires. C’est dur de se connecter avec mes sœurs. Quand je vois une autre femme noire me regarder, d’un seul coup d’œil, je peux dire si elle me regarde de travers. (…) Quand j’étais à l’école par exemple, les autres disaient « Fatou » pour les filles vulgaires », déplore Gaëlle, qui tient une boutique à Paris. Pour ne pas être considérée comme une « Fatou », Gaëlle et Christelle expliquent qu’il faut se montrer plus sophistiquée, mieux habillée que les autres filles. « Les hommes noirs aiment aussi beaucoup cette blague de « Fatou ». Mon propre frère me répétait : « Ne sois pas une Fatou. » »
Selon Christelle, quand on tape le hashtag « fille noire » sur Twitter, on découvre de nombreux messages négatifs et dégradants sur les femmes noires. « J’ai vu beaucoup d’hommes noirs ou arabes nous dénigrer en disant que les femmes noires ont le virus Ebola ou le Sida. Et ils disent qu’il ne faut pas sortir avec elles parce qu’elles sont sales. (…) Je suis très triste, car nous nous battons pour que nos frères soient respectés. Mais quand il faut défendre leurs sœurs, ils disparaissent. »
Soumises à des pressions multiples et peu soutenues par leur propre communauté, ces jeunes femmes avouent leur lassitude et leur solitude. Christelle, qui est rédactrice pour Noisey, le site d’actu musicale de Vice News, explique qu’elle trouve une échappatoire dans la culture afrofuturiste. « L’afrofuturisme m’a beaucoup aidée, notamment des artistes comme Drexciya. Il a inventé toute une mythologie avec des Noirs venant d’autres planètes, avec leur propre monde. J’ai trouvé ça très intéressant, car ça m’a permis de rêver un peu. Je pense que les gens devraient embrasser le futur parce que pour les Noirs, le passé est tellement lourd. Il faut juste regarder devant et marcher vers le futur afin de le rendre meilleur. »
Au-delà de l’écho qu’il a eu dans la presse anglophone, le projet de Cecile Emeke a permis de rompre l’isolement de nombreuses femmes – et de nombreux hommes – de couleur. Dans les commentaires laissés sur le compte Twitter de la réalisatrice, des femmes remercient Cecile Emeke pour sa démarche. Sur le site culturel Afropunk, la réalisatrice déclare vouloir partir aux quatre coins de la planète pour « donner l’occasion aux Noirs du monde de s’exprimer librement. Je voudrais qu’on arrête de croire que les Noirs n’existent qu’aux États-Unis. Nous sommes partout et l’avons toujours été. De l’Angleterre à la Russie. Nous existons. »
Parisiennes, elles ont le passeport bordeaux et la peau noire. Anne, Fanta, Gaëlle et Christelle sont les héroïnes modernes d’une série vidéo née en Angleterre puis exportée en France par la réalisatrice Cecile Emeke. Repérée par la presse anglaise et américaine grâce à ses mini-feuilletons – Ackee & Saltfish – , Cecile Emeke, réalisatrice jamaïco-britannique, est ensuite passée au documentaire avec une série intitulée Strolling. Sa série de portraits vidéo initiée en Angleterre en 2014 a rapidement traversé la Manche pour s’intéresser aux spécificités françaises. Filmées dans les rues de Paris, ces vidéos en anglais sous-titrées en français, donnent la parole à une jeunesse française qui ne trouve pas toujours sa place dans le pays qui l’a vu grandir. Un pays appelé France, dans lequel le mot « race » a certes été rayé de la Constitution mais dans lequel le racisme fait toujours partie de la réalité. Reflet d’une génération multiculturelle très éduquée, ces jeunes femmes questionnent la notion de race, aimeraient que la France assume son passé colonial, s’agacent contre les hommes noirs ou arabes qui les dénigrent, s’emportent contre les journalistes qui ont encensé le film Bande de filles et désespèrent de voir un jour Aimé Césaire, Frantz Fanon et Maryse Condé enseignés à l’école.