L’Afrique noire est cette fois bien partie

L’Afrique noire est cette fois bien partie

ob_0b7aa2_afrique-smartphone-abidjanIl y a 53 ans, en 1962, René Dumont, «  père  » de l’écologie française, publiait son fameux livre en forme d’apostrophe aux nouveaux dirigeants africains  : « L’Afrique noire est mal partie ». Dumont alertait ainsi les dirigeants africains souvent ses anciens élèves, sur le rôle primordial, à leur stade de développement, de l’agriculture, et désignait déjà les maux qui ne devaient pas cesser de freiner, voire bloquer, l’Afrique  : corruption, clientélisme, népotisme.

Les nouvelles élites locales pourtant censées avoir acquis dans les universités du pays colonisateur des principes moraux, retrouvèrent au pouvoir, et avec l’argent du pouvoir, les solidarités tribales traditionnelles qui sont le fondement de ces travers.

Néocolonialisme, « Françafrique  »

Dans un premier temps, années 60-80, chaque pays décolonisateur a tiré grand avantage de la cohabitation antérieure  ; ses entreprises avaient là des marchés quasi captifs. C’est ce que l’on a dénommé le « néo-colonialisme ». En sus, les anciens colonisateurs contrôlaient plus ou moins politiquement les ex-colonies. La France en particulier, avec la «  Françafrique  » intervint militairement, pour maintenir au pouvoir, ou y faire arriver, des dirigeants plus sensibles à ses intérêts.

Dans les années 80-2000, cette exploitation néo-coloniale s’intensifia grâce aux milliards de dollars des organisations financières internationales (Banque mondiale, Banque africaine de développement, FMI…) se déversèrent sur l’Afrique comme dans le reste du monde sous-développé. Mais les sommes reçues revenaient ensuite en grande partie, vers les pays donateurs directs ou indirects, pour des études, souvent inutiles et fictives, des infrastructures plus pertinentes mais où la corruption s’en donnait à cœur joie, et, surtout, des ventes d’armes globalement injustifiées dans un continent où les guerres, qui opposaient apparemment des groupes ethniques pour le pouvoir, étaient en fait le prolongement de l’affrontement Est-Ouest. De tels affrontements se poursuivent d’ailleurs aujourd’hui encore, masquant d’autres luttes d’intérêt (voir le livre « Carnages », paru en 2010 aux éditions Fayard, de Pierre Péan).

Les «  crottes du diable  » puis la Chine

C’est aussi à partir des années 80, qu’outre les pétroles et gaz algérien et libyen, déjà largement exploités, furent découverts des gisements importants en Afrique subsaharienne [PDF]. Les productions du Nigeria, de l’Angola, de la Côte d’Ivoire, du Gabon, dopèrent évidemment les taux de croissance, créant une première couche d’Africains aisés, avec une prospérité artificielle dans les grandes villes, entraînant une urbanisation de misère, et des inégalités encore augmentées. La prévision de Dumont se réalisait  : tenus hors du «  progrès  », les paysans des campagnes que l’on n’aidait pas pour leur agriculture de subsistance, venaient quêter les miettes de la nouvelle prospérité urbaine. Cette richesse nouvelle et facile détourna les dirigeants de ces pays de la recherche d’un développement économique normal. L’Algérie est le prototype de cette tare qu’est finalement la dotation en gaz et pétrole, au point que certains Africains le nomment même « crottes du diable  ».

Puis intervint la Chine, à la recherche de matières premières pour son développement à 7%-8%, et aussi, comme l’Arabie saoudite de terres louées, dans des conditions d’ailleurs souvent léonines, afin de se garantir un approvisionnement alimentaire. Elle a du même coup construit des infrastructures importantes, évinçant nombre d’entreprises européennes, grâce à ses immenses moyens financiers avec d’importantes cohortes de travailleurs chinois.

Mais quels que soient ses inconvénients, cette irruption chinoise, qui s’est durablement installée, a contribué aussi à doper la croissance africaine.

L’Afrique subsaharienne, au début des années 2000, avait donc reçu déjà plusieurs impulsions, notamment financières, pour l’amorce d’un développement économique, malheureusement encore très «  exocentré  », c’est-à-dire profitant surtout à l’extérieur des pays, inégal et pas en mesure de faire face aux démographies galopantes de ces pays.

Un nouvel « afro-optimisme »

Or, depuis quelques années, en sens inverse de la prévision de Dumont, une vague d’afro-optimisme (La Croix du 16 juillet) déferle aujourd’hui. Le continent a connu globalement une croissance de 5,5 % par an en moyenne au cours des dix dernières années. On repère bien cette croissance différentielle des pays africains dans le tableau général des taux de croissance dans le monde, mis à part Cap vert, Centrafrique, Erythrée, Somalie, Libéria, déchirés par des affrontement politiques, religieux, ou, tout simplement ethniques, les taux de croissance africains sont supérieurs à 4,5% , en moyenne 5,5%, atteignant même 6% et 7% Côte d’Ivoire, Gambie, Mauritanie, Niger, Nigéria…) frôlant les taux chinois et asiatiques ( Bangladesh, Cambodge, Philippines…), dopés par les exportations de produits de main d« œuvre vers l’Europe et les Etats-Unis.

Selon la firme McKinsey, 25 des 54 pays africains auront cette même croissance de 5,5 % jusqu’en 2025. Même si 46 % des Africains (500 millions) vivent au-dessous du seuil de pauvreté de 1,25 dollar par jour, contre, cependant, 60% au début des années 2000 ( !) , il existe désormais une classe moyenne de 300 millions de personnes sur 1,2 milliard, qui poussent la croissance par la consommation, à côté des ventes des matières premières et du pétrole. Le développement se recentre. L’Afrique est bien sur le seuil d’un développement par ses propres moyens.

Il faut, en particulier noter que nombre de ses pays ont réalisé ce développement sans pétrole ( Rwanda, Tanzanie, Kenya..), sur la base d’autres ressources naturelles mieux exploitées, du tourisme et d’un début d’industrialisation réel. Très probablement, une part importante des nouvelles élites, formés ailleurs, moins proches de celles des anciens pays colonisateurs, éloignés aussi de l’idéologie tribale, ont-elles pris plus à cœur le développement de leurs pays respectifs.

L’Afrique connectée

L’Afrique noire est-elle cette fois bien partie ? Probablement, car ce développement est déjà un développement 2.0, ou sur la voie d’y être.

L’Afrique, d’abord, s’est rapidement connectée. En 1994, deux pays seulement possédait un réseau internet, Afrique du sud et Egypte. En 2000, la quasi-totalité des pays en avaient un. En 2010 on comptait 218 millions d’utilisateurs, soit environ 17,5% de la population. Aujourd’hui probablement 25%  ! A partir de là, bien entendu, toute une série de start-up peuvent révolutionner l’Afrique sub-saharienne. Elle est en train de sauter allègrement la phase du téléphone fixe dont la complétude prendrait beaucoup de temps et d’argent. Elle s’équipe massivement, et très vite, en portables. On y compte aujourd’hui 650 millions de téléphones portables.

Le téléphone portable, combiné à Internet, pour peu que les entreprises de réseaux le veuillent, développe les réseaux à vitesse égale. Des applications datant de huit ans environ permettent les paiements par téléphone (par SMS), dans des pays où le faible taux de bancarisation (15%) freinait les paiements, maintenant une suprématie malsaine des espèces. Orange Money [PDF] compte déjà 13 millions de clients, avec 2 milliards d’euros échangés en 2013. Il y a là un champ de développement très important pour l’entreprise française.

L’enseignement pourrait sauter dans le futur

Les connexions internet et internet mobile avec les smartphones vont modifier considérablement l’enseignement supérieur en Afrique et, peut-être même le deuxième cycle du secondaire. Les cours enregistrés (mooc, ou “ massive open online course, en français CLOM, cours en ligne ouvert à tous) vont permettre de donner gratuitement à des millions d’élèves et d’étudiants des cours qu’ils ne pouvaient suivre que sous forme magistrale, moins pédagogique, avec moins d’icônes et d’animations, dans des lycées et facultés en nombre insuffisant.

Les cours des mooc, la plupart du temps en anglais, sont gratuits, mais les universités productrices s’y retrouvent en faisant payer les diplômes et venir chez elles les meilleurs étudiants [note de la rédaction : Rue89 lance justement ce lundi deux mooc pour l’Afrique francophone, pour le développement des médias].

La France dispose en Afrique d’un vaste champ de francophonie. Elle devrait mieux l’exploiter, éventuellement même en utilisant des mooc en anglais doublés, ou avec ses propres grands enseignants qui n’ont rien à envier aux anglophones. Un exemple parmi d’autres que la France peut développer est donné par Portices dont un lien révèle un cours avec son autoévaluation. Dans le même sens, va aussi la récente université virtuelle du Sénégal.

La condition du développement de cet enseignement à distance en Afrique est que les universitaires africains déjà en place n’y fassent pas barrage.

Les universités américaines distribuent gratuitement les mooc mais font payer les examens pour accorder des diplômes. La France peut en faire autant, mais elle dispose de plus de techniques très au point de contrôle numérique des connaissances et de certification de diplômes qui lui permettent de continuer à jouer dans la cour des grands du savoir.

La géolocalisation a des applications multiples en Afrique, terre immense ou elle apporte bien plus d’‘ informations ’ que dans des territoires plus petit.

La télémédecine peut se développer et éviter à la fois l’isolement des médecins et nombre d’infrastructures sanitaires.

Pourquoi ne pas envisager aussi un réseau d’imprimantes 3D qui permettent aux petits artisans, sur la base de modes d’emploi eux aussi à distance, de réaliser toutes les pièces dont ont besoin les quelques machines qu’ils ont à entretenir  : pompes, véhicules, etc. ?

Bref, l’Afrique noire est bien partie si elle parvient vraiment à être ‘ 2.0 ’, sans passer, par le stade industriel que l’Europe et les Etats-Unis ont dû connaître durant deux siècles, et ce d’autant plus que les secteurs d’avenir sont immatériels. La troisième conférence sur le financement du développement qui s’est tenu les 16-18 juillet à Addis Abeba et qui fixe un objectif d’aide complémentaire à l’Afrique de 2 500 milliards de dollars (américains) devrait aussi fixer la priorité apportée à ce développement 2.0.

Politique, démographie, agriculture et énergie

Encore faut-il que l’Afrique sub-saharienne résolve quatre problèmes.

D’abord le problème politique au sens le plus général. Il faut que la mue des dirigeants politiques s’achève. Il faut que se réduire encore le taux de corruption. Les mesures prises dans les pays de l’OCDE portent leurs fruits.en ce sens. Il faut que disparaisse la propension des dirigeanst élus à se transformer en rois-présidents à vie. Des progrès nets sont constatés en ce sens. Il faut enfin, bien sûr, que soient définitivement paralysés sinon écrasés, les mouvements islamistes radicaux au Nigéria, au Sahel, en Libye.

Ensuite le problème démographique. Le tableau suivant montre que les taux de fécondité africains restent les plus élevés du monde. Quelques chiffres extraits du tableau de statistiques mondiales montrent que le taux oscille autour de 5. Aucun développement durablement possible avec ce taux. Lutte difficile contre une idéologie ancestrale et religieuse, que le progrès agricole (voir ci-dessous), et que la prospérité en général, avec l’organisation d’embryons de systèmes de retraite facilitera !

Le troisième problème à résoudre est le problème agricole. Dumont a toujours raison. L’Afrique est tout à fait capable de se nourrir, et ce, en entrant directement dans l’agriculture raisonnée et de proximité. Mais il faut pour cela qu’elle cesse de raisonner en termes d’agriculture tropicale massive, et retrouve l’agriculture de subsistance. En priorité, à cette fin, il faut qu’elle cesse d’aliéner ses terres à des pays qui n’ont qu’à se débrouiller autrement pour assurer leur sécurité alimentaire.

Enfin, il y a le problème de l’énergie, qui est nécessaire pour la vie courante, mais aussi pour toutes les applications numériques citées plus haut. Jean-Louis Borloo voit fort juste quand il se démène pour l’électrification de l’Afrique, à partir de sources renouvelables, avec des circuits connectés de compensation et usage massif, là encore, du numérique. On n’évitera pas que cette électrification passe aussi par le pétrole, certains pays n’ayant évidemment aucun intérêt à sa disparition, mais sa place doit être la plus limitée possible. L’aide internationale qui sera décidée à la COP 21 à Paris doit aussi servir à cela.

Sur tous ces points, des progrès sont en cours. Ce n’est pas gagné pour le développement africain 2.0, mais c’est quand même en bonne voie.

Rue89