« Maame », nouvel album de Cheikh Lô ou l’art d’avancer en musique avec un rétroviseur

Cinquante ans de musique et toujours cette élégance tranquille, cette manière unique de faire dialoguer les époques et les continents. Avec Maame, son nouvel album paru chez World Circuit Records, Cheikh Lô signe une œuvre à la fois rétrospective et résolument moderne, un disque qui condense l’itinéraire d’un artiste majeur du patrimoine musical africain.

Le chanteur et multiinstrumentiste sénégalais, rare et exigeant, n’a jamais cédé à la facilité. Depuis ses débuts dans les années 1970, il cultive la précision du son, la rigueur du groove et l’ouverture des influences. Maame, dédié à son guide spirituel, s’inscrit dans cette lignée : un hommage aux racines et une méditation sur le temps qui passe.

L’album s’ouvre sur « Baba Moussa BP 120 », fresque narrative inspirée d’un ancien tirailleur et policier burkinabè. Ce morceau, ancré dans la mémoire de son enfance à Bobo-Dioulasso, rappelle combien Cheikh Lô puise dans la nostalgie pour faire revivre les héros ordinaires d’une Afrique populaire et digne. Cette capacité à mêler souvenir personnel et mémoire collective donne au disque une profondeur rare.

Formé dans le bouillonnement musical de l’Afrique de l’Ouest, Lô a appris le rythme au gré des rails entre Dakar et Bamako. Le jeune batteur autodidacte battait la mesure sur ses genoux au son du train express ; de cette école du mouvement, il a gardé un sens du tempo et de la pulsation qu’on retrouve intact sur Maame.

Au fil des années, il a absorbé les sonorités congolaises, guinéennes, ivoiriennes, cubaines ou américaines. Son oreille, éduquée par les vinyles familiaux, s’est ouverte à James Brown, au Bembeya Jazz ou encore à la salsa de l’Orchestra Baobab. Cet éclectisme est aujourd’hui devenu sa signature : une fusion naturelle entre afrobeat, mbalax, jazz et musiques caribéennes.

Dans Maame, cette pluralité s’incarne dans des morceaux comme « Carte d’identité », réflexion sur les inégalités de traitement entre l’Afrique et l’Europe, où une section de cuivres flamboyante soutient un discours d’égalité et de respect. Lô y retrouve le ton engagé qu’on lui connaît, sans jamais sacrifier la musicalité au message.

L’album assume aussi une dimension panafricaine affirmée. Dans « African Development », reggae vibrant et militant, l’artiste rejoint les revendications de Tiken Jah Fakoly : souveraineté, dignité, et refus du néocolonialisme. « L’Afrique aux Africains », clame-t-il avec conviction, rappelant que la modernité du continent ne peut naître que d’elle-même.

Musicalement, Cheikh Lô s’entoure d’une équipe à la mesure de ses ambitions : le saxophoniste Thierno Koité et le guitariste René Sowatche, piliers de l’Orchestra Baobab, ajoutent une touche d’élégance instrumentale et de chaleur vintage. Le tout baigne dans une production limpide, fidèle à la haute exigence sonore de l’artiste.

À 70 ans, le musicien ne cherche plus à prouver, mais à transmettre. Son regard dans le « rétroviseur » n’est pas nostalgique : il est pédagogique. Il rappelle que l’innovation en musique africaine s’enracine dans la mémoire, que la tradition n’est pas un fardeau mais une ressource.

Maame est ainsi bien plus qu’un simple album-anniversaire : c’est une synthèse de vie, un manifeste d’indépendance artistique et spirituelle. Cheikh Lô y célèbre l’Afrique dans toute sa complexité, entre introspection et ouverture, ferveur et sérénité.

Un demi-siècle après ses débuts, l’ancien batteur de Bobo-Dioulasso continue d’avancer – avec son art comme boussole, et son passé comme rétroviseur.