Niger : « Contre le jihadisme, Niamey n’avait pas de meilleurs alliés que Paris et Washington »

Les putschistes au pouvoir au Niger depuis fin juillet ont dénoncé jeudi plusieurs accords de coopération militaire avec la France. Un changement de cap qui pourrait redessiner les contours de la lutte contre les groupes armés dans ce pays, mais aussi dans l’ensemble de la région sahélienne, voire jusque dans le golfe de Guinée. Décryptage avec Wassim Nasr, journaliste pour France 24, spécialiste des mouvements jihadistes.

Texte par :Sophian AUBIN Lara BULLENS|

Vidéo par :Wassim NASR

Le 26 juillet, des soldats ont arrêté le président Mohamed Bazoum et pris le pouvoir au Niger. Un coup d’État largement condamné par la communauté internationale, France et États-Unis en tête, et par la Cédéao qui menace, elle, d’intervenir.

Les nouveaux maîtres de Niamey ont annoncé, jeudi 3 août, révoquer différents accords de coopération militaire avec la France.

Pour Paris comme pour Washington, le Niger revêt une valeur stratégique. Les deux pays ont une présence militaire importante dans ce pays d’Afrique de l’ouest. Plus d’un millier de soldats de chaque pays y sont basés, déployés pour aider à lutter contre la recrudescence des attaques terroristes dans la région.

L’administration Biden considère le pays comme son meilleur et dernier avant-poste antiterroriste dans cette région instable. De son côté, la France refuse de couper les liens militaires et affirme que seules les autorités « légitimes » sont habilitées à le faire.

Le vide laissé par la France et les États-Unis laisse craindre la montée en puissance des groupes jihadistes, mais de l’influence des mercenaires russes du groupe Wagner, actifs dans plusieurs pays dans la région.

Analyse de Wassim Nasr, journaliste pour France 24. Spécialiste des mouvements jihadistes, il décrypte les conséquences qu’entrainerait la fin de la coopération militaire entre le Niger et ses alliés occidentaux.

L’ambassadeur du Niger à Washington, Kiari Liman-Tinguiri, redoute que si le Niger « s’effondre », les jihadistes « contrôlent l’Afrique de la côte à la Méditerranée ». Partagez-vous cette inquiétude ?

Wassim Nasr : C’est un peu exagéré. Néanmoins, si le Niger entre dans une phase de chaos, il est évident que cela profitera aux groupes jihadistes. Et encore faut-il savoir ce que nous entendons par « chaos ». Une certitude : si la junte se maintient, la politique qui a été menée par le précédent gouvernement sous Mohamed Bazoum prendra fin.

Épaulé sur le terrain par les forces françaises et américaines, multipliant les achats de drones, le président a combattu militairement les terroristes.

Multidimensionnelle, la bataille qu’il menait contre les groupes jihadistes obéissait à un triptyque : « négocier, développer, faire la guerre ».

Le régime de Mohamed Bazoum était ainsi parvenu à mener des négociations établies avec al-Qaïda.

Il menait parallèlement une politique de « démobilisation jihadiste »: les autorités nigériennes « prélevaient » des jihadistes, puis les réintégraient dans les forces de sécurité locales, comme à Diffa ou Tillabéri. Niamey s’était engagé aussi dans une politique de développement, notamment face au problème agraire.

Tous ces éléments réunis ont permis qu’il y ait beaucoup moins d’attaques jihadistes et de morts, en comparaison avec le Burkina Faso ou le Mali. Si cette politique multidimensionnelle prend fin, il est certain que la situation sécuritaire va se dégrader.

Cette politique appartient déjà au passé : la coopération avec la France s’est arrêtée de fait dès que la junte a pris le pouvoir, ce qui, en soi, laisse de l’espace au jihadistes. La junte pourrait aussi suivre celles du Burkina Faso ou du Mali, en s’engageant sur le chemin du « tout militaire », avec toutes les exactions contre des civils qui vont avec. Et ces violences facilitent mathématiquement le recrutement des jihadistes : endeuillées par l’armée, les populations sont habitées par un désir de vengeance.

Quid du spectre d’une contagion régionale ?

Au-delà du Niger, l’étape suivante pourrait être l’établissement d’un corridor entre le lac Tchad et le Sahel, au profit de l’État islamique. Il faciliterait le transit de commandants militaires, de combattants, d’idéologues du jihad, qui viendraient renflouer les rangs du groupe État islamique (EI) au Sahel.

© Équipe graphique de France 24

Al-Qaïda fait actuellement barrage à l’EI. Les deux nébuleuses terroristes sont en effet en conflit, notamment dans la région des trois frontières (entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger)

Mais si l’EI – ainsi renforcé – parvenait à prendre l’ascendant sur Al-Qaïda, les portes des pays du golfe de la Guinée lui seraient alors ouvertes.

Quels changements sécuritaires et tactiques induirait une présence assumée de Wagner au Niger ?

Sur le terrain, Wagner ne représente pas de réel apport sécuritaire pour la junte. Dans le combat contre les jihadistes, Niamey n’avait pas de meilleurs alliés que la France et les États-Unis. Car les Russes ne sont pas efficaces dans ce registre-là.

Le cas malien en témoigne : les attaques jihadistes se sont multipliées depuis un an et demi, depuis le départ progressif des forces de Barkhane et malgré une présence russe accrue. Le groupe État islamique dispose désormais d’un sanctuaire au Mali, jouissant – fait inédit – de la no fly zone qui protège les jihadistes.

L’intérêt que les putschistes peuvent tirer du soutien de Wagner en revanche, est politique, car ils ont besoin d’alliés pour se maintenir au pouvoir. Le groupe Wagner n’est pas la Russie, mais comme il œuvre pour les intérêts de Moscou, il est associé au Kremlin.

Ce flou pose d’ailleurs à Paris un dilemme politique : « faut-il oui ou non frapper Wagner ? » Pour la junte, le groupe de mercenaires fait donc office de bouclier face à une intervention étrangère, et les renforce vis-à-vis de leurs rivaux à l’intérieur du pays.

L’armée américaine dispose d’une base de drones à Agadez, dans le nord du Niger. Quelles conséquences aurait sa fermeture, si celle-ci advenait ?

Ce paramètre est fondamental. Rappelons qu’aucune présence étrangère ne pourra demeurer au Niger sans l’assentiment de la junte. Or du point de vue des putschistes, tolérer cette présence américaine reviendrait à accepter un fait accompli. Voilà pourquoi le maintien de cette installation militaire ne me paraît absolument pas plausible.

Washington et Paris ont pleine conscience de l’importante de ce verrou sécuritaire à l’échelle régionale : s’il saute, tous les autres suivront. 

Ce relai américain a beau être basé au Niger, elle ne concerne pas tant le Niger que la région prise dans son ensemble. Elle rayonne sur l’ensemble du Sahel.

À Niamey, des manifestants brandissent une banderole représentant les dirigeants militaires du Niger, du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée.
À Niamey, des manifestants brandissent une banderole représentant les dirigeants militaires du Niger, du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée. © AFP