Philippe Bohn, patron d’Air Sénégal, l’ombre de l’homme

Actuel patron d’Air Sénégal, cet ex-agent d’influence pour Airbus, Elf ou Vivendi raconte comment signer un gros contrat est aussi affaire d’empathie.

Par une journée ensoleillée, pénétrer dans le bar anglais de l’hôtel Regina, c’est se frayer une voie dans un maquis opaque. Un lieu parfait pour rencontrer un homme de l’ombre. Philippe Bohn, l’ex-M. Afrique d’EADS, publie le récit de ses aventures africaines. Quelque chose entre Hergé et Gérard de Villiers, avec une foule de personnages colorés. Quinquagénaire ayant adopté volontairement la calvitie aux premières trahisons capillaires, ce prince Malko a d’abord été l’assistant des photographes Helmut Newton et Frank Horvat, avant de servir Alfred Sirven et Loïc Le Floch-Prigent chez Elf, Henri Proglio chez Vivendi ou Marwan Lahoud chez Airbus… C’est lui qu’on envoie en Afrique pour «négocier» avec les chefs d’Etats africains. «Bohn, c’est l’Afrique, l’aventure et le sport, le patriotisme économique et l’empathie pour les autres», a résumé son vieil ami Renaud Girard, grand reporter au Figaro. Bohn lui doit les débuts de son carnet d’adresse d’agent d’influence.

Devant un Perrier citron, Bohn commente l’affaire du financement présumé de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007 par la Libye. Ce yogi éclairé jette une lumière crue sur les mœurs ténébreuses de certains politiciens. «Dans ce dossier, je suis le seul à les connaître tous. Et véritablement tous», dit-il, en baissant la voix, comme si le seau à champagne posé sur le bar dissimulait une caméra. Tous ? Ce n’est pas du pipeau. Kadhafi lui-même, ses fils, un ministre libyen retrouvé noyé dans le Danube, Sarkozy, Guéant et Djouhri… Le contrat se transforme en affaire dans l’entre-deux tours de la campagne 2012 lorsque Mediapart produit un document libyen dénonçant un financement de Tripoli dans la campagne 2007 de Sarkozy. «Je fabrique les mêmes avec une photocopieuse couleur, il me reste du papier à en-tête. Des trucs de collégiens», affirme Bohn, qui n’y croit pas. Pourtant, il en veut à Sarkozy. «Comme Obama, il devrait confesser que son intervention en Libye a été la pire décision de son quinquennat. Mais dans le dossier libyen, il n’y a rien contre lui.»

L’ovale imberbe de son visage est encadré de deux oreilles de chauve-souris – défaut de plicature de l’anthélix – qui lui permettent de se déplacer avec aisance dans les zones obscures. «Sarkozy est un garçon un peu clinquant, il a le goût du flashy. Il pense aimer l’argent, il n’aime que le pouvoir et la politique. Je ne crois pas une seconde qu’il soit allé demander lui-même quelque chose à Kadhafi. A un certain niveau, on ne s’occupe pas de l’intendance», affirme-t-il. Noir et jaune comme un polar, son livre est posé sur la table. Sur la jaquette, on l’a représenté en contre-jour, en imper au col relevé. «Le problème, dans le journalisme d’enquête comme dans les métiers de renseignement, c’est d’avoir accès au réseau, poursuit-il. Mais a-t-on le bon réseau ? Son point de vue, il faut toujours être capable de lui imposer la validation du réel. Certains médias remplacent l’enquête par l’idéologie.»

En 2002, Philippe Bohn entre chez EADS (devenu Airbus), pour vendre 42 avions à South African Airways et rafler la commande à Boeing : il connaît de longue date Thabo Mbeki, le président sud-africain. Trois ans plus tard, il devient le M. Libye de la firme. Pour vendre des avions, il doit construire un réseau d’influence. Expert en relations humaines, le Français analyse avec finesse les interactions entre les membres de l’entourage de Kadhafi, afin de trouver sa propre place. Bohn se rapproche de son fils Saïf Al-Islam, élégant play-boy diplômé d’architecture et d’économie, avec lequel il noue une relation amicale.

Sincèrement empathique, dépourvu d’ego et disponible, Bohn est doué pour l’amitié. En 2008, lorsqu’il rejoint Saïf à Saint-Tropez pour son anniversaire, sur un yacht à 500 000 euros la semaine, il débarque en Twingo. «Rester soi-même est important lorsqu’on tisse un réseau. Le lien est d’autant plus fort qu’il se construit sans artifice», dit Philippe Bohn, impavide.

Saadi, autre fils du Guide, devient aussi un copain. Jet setter comme son frère, cet ancien footballeur est le donneur d’ordres pour l’achat de Rafale que Sarkozy veut vendre à la Libye en 2007. Lors de rencontres à l’Elysée, Bohn entend Saadi sermonner un conseiller important, lui expliquant que les Libyens refusent d’entendre parler d’intermédiaires et de rétrocommissions. Les mœurs de certains politiques français sont connues internationalement. Selon Bohn, si les Kadhafi dédaignent les pourboires, c’est qu’ils ont un accès illimité… aux capitaux d’Etat.

«Un dirigeant de haut niveau est toujours sensible à une valeur ajoutée autre que l’argent», affirme Bohn. Etendre son influence, par exemple. Kadhafi, qui arbore souvent un badge de l’Afrique, se rêve en roi des rois. Pour cela, il doit se rapprocher de Thabo Mbeki, qui préside alors l’Organisation de l’unité africaine. Bohn présente les deux hommes. La Libye passe commande des douze Airbus. «Philippe n’a pas eu besoin de verser des commissions car il a rendu ce service à Kadhafi», témoigne Renaud Girard.

Le tropisme africain de Bohn (et le remplissage de son carnet d’adresses) ont commencé par une histoire d’aventure et d’amitié. Au milieu des années 80, la lecture d’un reportage de Renaud Girard le transporte. Au cœur de la brousse, le journaliste a rencontré Jonas Savimbi, qui combat l’ingérence soviéto-cubaine en Angola. Ses freedom fighters, sorte de Vietcongs noirs, vivent dans la forêt.

Pensionnaire délaissé chez les Oratoriens, Bohn a été quasi-adopté par la famille Girard qui le recueille chaque week-end. Fils d’un éditeur parisien et d’une mère absente, Bohn a été placé en internat à 7 ans. Pour survivre en milieu hostile, il se fait un réseau d’amis. Un Obélix noir, neveu de Baby Doc, est son protecteur. Les Girard branchent Bohn avec leur contact de l’Unita. Il part en Angola comme représentant du secteur africain du PR. Proche de Madelin et Léotard, anticommuniste comme eux, Bohn a découvert le goulag à l’adolescence avec Soljenitsyne. En 1989, Alfred Sirven, le M. Affaires (très) spéciales du groupe pétrolier, le recrute pour se concilier Savimbi : son premier job. Elf financera le gouvernement marxiste et… la guérilla. Et lui, Bohn, a-t-il fait fortune ?«Non, pas plus qu’un cadre bien payé… Je suis propriétaire d’un appartement de 90 mètres carrés à Neuilly.» En France, ce père de quatre enfants a une vie de famille qui l’ancre solidement dans le réel. Nommé par le président Macky Sall à la tête d’Air Sénégal, il tente de relancer la compagnie nationale et vit à Dakar. Le samedi soir, il regarde Friends.