RELATIONS INTERNATIONALES : AXE CANADA – AFRIQUE

Pierre Poilièvre, Gorgui Ciss et l’avenir des relations canado-sénégalaises à l’épreuve du TICAD.

En règle générale, ceux qui me lisent savent que je m’aventure rarement dans l’analyse de l’actualité canadienne. Ce n’est pas par manque d’intérêt ni par désintérêt pour la chose publique canadienne, mais pour une raison simple, presque structurelle : je pratique la curation de contenu, et une loi interdit désormais de partager sur les réseaux sociaux certains contenus issus de la presse.

En bon communauticien, j’ai choisi d’exprimer mon désaccord en me tenant à distance de ces terrains rendus juridiquement fragiles. Pourtant, il arrive que des événements particuliers imposent leur propre nécessité, me forcent à écrire et à prendre la plume pour éclairer un instant que l’histoire retiendra peut-être. L’actualité récente me pousse à faire exception à ma règle : Pierre Poilièvre vient de signer une victoire nette et son retour en Chambre marque un tournant important dans la dynamique parlementaire canadienne.

J’ai connu Pierre Poilièvre dans son ancien comté, celui de Carleton, à Ottawa. Travailler avec lui, dans le quotidien de la vie politique canadienne, m’a permis de mesurer à la fois sa rigueur, son sens de la communication politique, et surtout son instinct pour détecter les enjeux structurants avant que ceux-ci ne deviennent des évidences pour le grand public.

Cette victoire n’est pas seulement un fait électoral. Elle confirme l’enracinement d’un leadership qui a appris à se construire dans la proximité du terrain, dans la force des convictions et dans une discipline de travail qui en surprend plus d’un. Le Canada a souvent manqué de voix politiques capables d’articuler des visions au-delà du seul horizon nord-américain. Pierre Poilièvre pourrait, s’il le souhaite, devenir un vecteur de cette ouverture, en particulier vers l’Afrique qui demeure encore trop périphérique dans les calculs diplomatiques canadiens.

C’est justement à cette croisée des chemins que je situe ma dernière rencontre avec Gorgui Ciss, le nouvel ambassadeur du Sénégal à Ottawa. L’homme incarne cette diplomatie de sens que le Sénégal sait porter depuis longtemps, une diplomatie fondée sur le dialogue, la profondeur de l’écoute, et la conviction que la relation avec le Canada ne peut se réduire aux seuls cadres institutionnels classiques.

Ce fut une belle rencontre, placée sous le signe d’un échange intellectuel dense, autour d’une thématique qui m’est chère : le TICAD, la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique.

Cet acronyme, souvent méconnu du grand public canadien, recèle pourtant une dynamique stratégique d’une ampleur considérable.

Le TICAD est né en 1993, sous l’impulsion du Japon, pour offrir à l’Afrique une plateforme de dialogue structurée autour du développement, du commerce et de la coopération. Au fil des éditions, il est devenu bien plus qu’une simple conférence : un modèle original, qui inscrit l’Afrique dans une relation de partenariat équitable avec une grande puissance économique, dans le respect des souverainetés nationales et dans l’idée que l’avenir du monde se jouera largement sur le continent africain. Là où d’autres dispositifs internationaux maintiennent souvent une logique d’aide verticale, le TICAD s’est efforcé de promouvoir une logique horizontale, de partenariat stratégique, en associant États africains, institutions internationales et secteur privé.

Le TICAD : histoire et principes fondateurs

La première édition du TICAD s’est tenue à Tokyo en octobre 1993. À cette époque, l’Afrique faisait encore les frais de la marginalisation dans l’ordre international de l’après-guerre froide. Le Japon, soucieux de renforcer son rôle global et conscient du potentiel stratégique de l’Afrique, prit l’initiative de créer un cadre multilatéral ouvert, inclusif et orienté vers le long terme. Contrairement aux conférences classiques pilotées par les institutions financières internationales, le TICAD posa d’emblée trois principes structurants : l’appropriation africaine, le partenariat égalitaire et la coopération internationale ouverte.

L’idée était simple mais révolutionnaire : placer les gouvernements africains au centre de la définition des priorités, favoriser une approche de co-construction et mobiliser l’ensemble des acteurs – États, institutions multilatérales, secteur privé et société civile. Cette logique tranche avec l’aide conditionnée, souvent accompagnée de prescriptions néolibérales qui ont marqué les années 1980-1990 sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale.

Depuis, le TICAD a connu huit éditions. Chaque conférence a donné lieu à une Déclaration de Tokyo ou de Yokohama, assortie d’un plan d’action concret. TICAD II (1998) a introduit le cadre stratégique pour l’Afrique, anticipant la création du NEPAD. TICAD III (2003) a insisté sur la croissance économique et la consolidation de la paix. TICAD IV (2008) a marqué un tournant avec l’annonce de financements substantiels et la promotion du secteur privé. TICAD V (2013) a réaffirmé la vision d’une Afrique émergente. TICAD VI (2016), tenue pour la première fois sur le sol africain à Nairobi, a symbolisé la décentralisation et l’appropriation. TICAD VII (2019) a mis l’accent sur la transformation économique par l’innovation et les ressources humaines. Enfin, TICAD VIII (2022), en Tunisie, a consolidé l’approche axée sur les chaînes de valeur industrielles, la résilience sanitaire et la durabilité.

Réalisations concrètes et chiffres récents

En termes de réalisations, le TICAD a produit des engagements financiers considérables. En 2019, le Japon annonçait une enveloppe de 20 milliards USD d’investissements publics et privés sur trois ans. En 2022, lors du TICAD VIII, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a promis 30 milliards USD d’investissements publics-privés pour l’Afrique d’ici 2030, dont 4 milliards pour soutenir les start-up africaines et accélérer la transition énergétique. Ces financements ne se limitent pas aux infrastructures. Ils concernent également : La santé : soutien à la lutte contre Ebola, financement d’hôpitaux et de centres de recherche biomédicale, coopération avec l’Union africaine pour renforcer l’Agence africaine du médicament. L’éducation et la formation : bourses pour des milliers d’étudiants africains dans les universités japonaises, programmes de formation technique (notamment via la JICA) pour renforcer les capacités locales. Les infrastructures : projets portuaires, ferroviaires et énergétiques dans des pays comme le Kenya, l’Éthiopie ou la Tanzanie.

L’innovation : création de fonds pour le numérique, appui aux start-up technologiques, développement de partenariats dans l’agriculture intelligente. À ce jour, plus de 50 pays africains participent régulièrement au TICAD, aux côtés de partenaires internationaux tels que l’ONU, la Banque mondiale et l’Union africaine. Le Japon, grâce à ce cadre, a consolidé son image de partenaire respectueux, misant sur le transfert de technologie plutôt que sur la simple exploitation des ressources. Leçons pour le Canada Le modèle TICAD offre plusieurs leçons que le Canada devrait méditer.

D’abord, la constance : depuis plus de 30 ans, le Japon n’a jamais manqué une édition, confirmant ainsi la crédibilité de son engagement. Ensuite, la cohérence stratégique : chaque TICAD s’inscrit dans une trajectoire de long terme, avec des plans d’action évalués et révisés. Enfin, la souplesse diplomatique : le TICAD associe États, entreprises et société civile, ce qui favorise une approche multisectorielle. Pour le Canada, un tel modèle pourrait être transposé sous une forme adaptée. Une « Conférence d’Ottawa sur le partenariat avec l’Afrique » – inspirée du TICAD – offrirait aux pays africains un espace pour définir conjointement les priorités, qu’il s’agisse de l’énergie, de l’agro-industrie, de la santé numérique ou de l’éducation. Le Sénégal, en raison de sa stabilité, de sa diplomatie active et de ses affinités culturelles avec le Canada, pourrait être le pivot d’une telle initiative. Pierre Poilièvre, qui revient en Chambre avec une assise renforcée, devrait prendre la mesure de cette opportunité. L’Afrique, et le Sénégal en particulier, sont aujourd’hui des acteurs incontournables dans les reconfigurations mondiales. Le Sénégal n’est pas seulement une nation stable et stratégiquement située à la porte de l’Atlantique. C’est aussi un laboratoire de la souveraineté économique en devenir, un pays qui cherche à concilier développement, démocratie et projection géostratégique.

Pour le Canada, construire une relation privilégiée avec le Sénégal à la lumière du TICAD serait une manière d’entrer dans la nouvelle grammaire diplomatique de ce siècle. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le commerce ou l’investissement, mais la place du Canada dans la compétition mondiale pour l’Afrique. L’Europe l’a compris : ses entreprises, ses institutions, ses banques sont massivement présentes sur le continent, même si elles peinent parfois à réinventer leurs approches. La Chine l’a compris depuis deux décennies, en tissant un réseau dense d’infrastructures et de partenariats stratégiques. L’Inde, la Turquie, les pays du Golfe s’y engagent avec constance.

Le Japon, avec le TICAD, a inventé une voie singulière qui respecte davantage les logiques africaines de souveraineté. Et le Canada ? Il continue d’hésiter, de demeurer trop prudent, parfois invisible, alors même que ses atouts – son bilinguisme, sa tradition démocratique, son savoir-faire technologique, ses liens humains avec la diaspora africaine – pourraient en faire un partenaire de choix. La rencontre avec l’ambassadeur Gorgui Ciss m’a convaincu que le moment est venu de sortir de cette réserve. Le Sénégal, fort de sa nouvelle diplomatie économique, tend la main. Pierre Poilièvre, fort de son retour politique, peut ouvrir un nouveau chapitre.

Le TICAD, en tant que modèle, peut servir de passerelle. Ce n’est pas seulement une affaire de diplomates, c’est une affaire de vision politique. Le Canada a tout à gagner à inscrire dans son agenda une réflexion structurée sur l’Afrique, non pas comme un espace périphérique, mais comme un partenaire central de sa politique étrangère et de son avenir économique. L’heure est à la valorisation des souverainetés économiques des nations.

Le Canada ne peut pas ignorer ce mouvement sans risquer d’être marginalisé. L’Afrique ne veut plus d’une relation asymétrique. Elle veut des partenaires, pas des tuteurs. Le TICAD en est la preuve : il est possible de concevoir un dispositif de coopération internationale qui valorise les souverainetés nationales tout en construisant des synergies économiques puissantes.

Le Canada, en s’inspirant de ce modèle, pourrait initier une nouvelle ère dans ses relations avec le Sénégal et, plus largement, avec l’Afrique. Il est temps que les décideurs canadiens ouvrent les yeux. L’avenir ne se joue pas seulement à Bruxelles, à Washington ou à Pékin. Il se joue aussi à Dakar, à Lagos, à Nairobi, à Addis-Abeba. Le marché du futur est africain.

Les idées du futur émergeront aussi d’Afrique. Les souverainetés économiques qui se construisent aujourd’hui redessineront les équilibres mondiaux de demain. Dans ce contexte, la victoire de Pierre Poilièvre et le retour de Gorgui Ciss comme porteur de sens à Ottawa ne sont pas de simples anecdotes. Ils sont les signes avant-coureurs d’une histoire qui pourrait s’écrire autrement, à condition que le Canada sache la lire.

Note sur l’auteur :

L’auteur est un ancien collaborateur au cabinet canadien, aujourd’hui chercheur et praticien en communication et en diplomatie publique. Ses travaux actuels mobilisent la théorie de la convergence anticipatoire et explorent les enjeux de souveraineté cognitive et économique à l’échelle globale. Sa double appartenance – enracinée au Sénégal et déployée au Canada – lui permet de penser les relations internationales sous l’angle des transitions de pouvoir et des recompositions stratégiques.