Le président du Sénégal a annoncé samedi le report sine die de la présidentielle du 25 février, à la suite de l’ouverture d’une enquête parlementaire visant deux juges du Conseil constitutionnel. Pour le camp présidentiel, cette décision est la seule manière de protéger la crédibilité du scrutin. L’opposition, elle, fustige une manœuvre politique permettant au président de conserver le pouvoir.
Le Sénégal plongé dans l’incertitude. À quelques heures de l’ouverture de la campagne des 20 candidats en lice pour la présidentielle du 25 février, le chef d’État Macky Sall a annoncé, lors d’une allocution télévisée samedi 3 février, le report sine die du scrutin.
« Notre pays est confronté depuis quelques jours à un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges », a-t-il expliqué.
Estimant que le Sénégal ne peut « se permettre une nouvelle crise » après les épisodes de violence de mars 2021 et juin 2023, le président a annoncé la mise en place d’un « dialogue national » pour « une élection libre, transparente et inclusive », réaffirmant son engagement à ne pas se porter candidat.
Une annonce qui a fait l’effet d’une bombe parmi les rangs de l’opposition qui accusent le chef de l’État de vouloir se maintenir au pouvoir.
Des juges soupçonnés de corruption
Cette crise politique trouve son origine dans l’exclusion de la candidature de Karim Wade à la présidentielle. Le candidat a été écarté de la course car il était encore détenteur de la nationalité française lorsqu’il a déposé son dossier. Selon la Constitution, seuls les candidats sénégalais et uniquement sénégalais peuvent concourir.
En réaction, son parti a réclamé une enquête parlementaire pour faire la lumière sur les conditions d’élimination des candidats. Les soutiens de Karim Wade disent suspecter deux juges du Conseil constitutionnel d’avoir des « connexions douteuses » avec certains d’entre-eux, notamment Amadou Ba, Premier ministre et dauphin désigné de Macky Sall.
Jeudi dernier, les députés ont approuvé très largement la création de cette commission d’enquête parlementaire. En parallèle, une autre candidate, Rose Wardini, dont la candidature a été validée par le Conseil constitutionnel a été placé en garde à vue pour « faux et usage de faux et escroquerie au jugement », suspectée d’avoir elle aussi la double nationalité franco-sénégalaise.
Manœuvre politicienne ?
Pour le président Macky Sall, ces éléments sont suffisamment graves pour interrompre la tenue de l’élection. « Ces conditions troubles pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin en instaurant les germes d’un contentieux pré et post-électoral ».
Mais cette décision suscite de nombreuses interrogations au Sénégal, notamment du fait que les députés du parti au pouvoir ont eux-mêmes voté en faveur de la création de cette commission d’enquête parlementaire. Alors que ceux-ci affirment vouloir laver l’honneur de leur candidat Amadou Ba, l’opposition fustige une manœuvre destinée à torpiller la présidentielle et éviter la défaite du candidat de la majorité.
« On a jamais vu au Sénégal une élection présidentielle reportée, ça, c’est le bilan de Macky Sall », a fustigé l’ancienne Première ministre Aminata Touré. « Nous, nous sommes prêts à aller à l’élection, il sait très bien que son candidat sera battu dès le premier tour », a martelé l’ancienne alliée de Macky Sall, elle-même écartée de la course à la présidentielle par le Conseil constitutionnel.
Contesté dans son propre camp, le Premier ministre Amadou Ba fait face à deux candidatures dissidentes : celles de l’ancien ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye, et de l’ex-Premier ministre Mahammed Boun Abdallah Dionne, un temps directeur de cabinet du chef de l’État.
Mais de l’avis général, la menace vient surtout de Bassirou Diomaye Faye, principal candidat d’opposition, choisi par Ousmane Sonko pour le remplacer à la présidentielle, suite de l’invalidation de sa candidature.
Réagissant à la décision d’interrompre l’élection, Amadou Ba, juriste et soutien de Bassirou Diomaye Faye, a fustigé des arguments « d’une légèreté inouïe » indiquant que la commission d’enquête n’a été mise en place que sur « de simples soupçons de corruption ».
Seydou Gaye, le porte-parole du parti au pouvoir APR, évoque au contraire « un contentieux pré-électoral très lourd », affirmant que le Conseil constitutionnel doit être « au-dessus de tout soupçon ». La « transparence et la sincérité » du scrutin sont les priorités de Macky Sall, qui ne peut, selon lui, être « suspecté de vouloir garder le pouvoir, d’y demeurer ou d’être candidat ».
Territoire incertain
Depuis l’annonce du président, les critiques fusent, bien au-delà de ses adversaires politiques. Le comité ad hoc de facilitation, composé de plusieurs organisations de la société civile, a condamné le report de l’élection, fustigeant « un coup d’arrêt unilatéral et brusque du processus électoral ».
Lors de son discours, le président n’a donné aucune indication quant au futur calendrier électoral, appelant à un « dialogue national ouvert pour réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive ». Le bureau de l’Assemblée nationale a adopté samedi une proposition de loi, à l’initiative de la coalition de Karim Wade, pour un « report de six mois maximum ». Un délai qui pourrait conduire le président Macky Sall à rester au pouvoir au-delà de la fin de son second mandat qui doit prendre fin le 2 avril.
Dans leur communiqué, les membres du comité ad hoc ont par souligné l’importance du « respect des dispositions de la Constitution par rapport à la durée du mandat du président de la République ».
D’autres interrogent la légalité de la décision de Macky Sall qui a abrogé l’élection présidentielle par décret. « Respectueux de la séparation des pouvoirs, je ne saurai intervenir dans le conflit entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire », a affirmé le président, justifiant ainsi l’interruption du processus électoral.
Mais pour Babacar Gueye, professeur de droit constitutionnel à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, cette décision « ne repose sur aucune base juridique valable ». Le président est garant des institutions et l’ouverture de l’enquête parlementaire sur des cas de corruption supposés au sein du Conseil constitutionnel montrent justement que celles-ci « fonctionnent bien », a-t-il estimé sur RFI. Dénonçant un « coup d’État constitutionnel », plusieurs candidats à la présidentielle ont annoncé le démarrage de leurs campagnes le 4 février, conformément au calendrier initial, malgré l’interruption du processus électoral.