La colère monte chez les anciens passeurs d’Agadez, au Niger – activité autrefois légale -, qui se sont regroupés au sein d’une association. Ils demandent à l’Union européenne d’augmenter son financement pour leur reconversion économique. Reportage Par Mehdi Chebil .
Boubous brodés, capes de laine couleur sable et turbans pour les hommes ; robes et voiles aux couleurs chatoyantes pour les femmes. Tous les notables de la région d’Agadez, au Niger, sont venus parés de leur tenue traditionnelle, jeudi 1er février, pour assister à la session extraordinaire du Comité régional de paix.
Les principaux défis sécuritaires et économiques régionaux sont passés en revue les uns après les autres sur un ton protocolaire. À l’évocation des questions migratoires, un homme dans l’assistance écoute attentivement, l’air dépité. L’absence d’avancées dans le programme de reconversion des anciens « acteurs de l’économie migratoire », financé par l’Union européenne, exaspère visiblement Ahmed al-Moikadé.
« L’argent de l’Europe va disparaître dans le sable ! », tempête-t-il, en fustigeant les retards et le montant, insuffisant à ses yeux, des aides à la reconversion. « Et ça n’arrêtera évidemment pas les Touaregs de continuer à emmener les migrants vers la Libye en utilisant des routes secondaires plus dangereuses », explique-t-il à France 24.
En tant que vice-président de l’association des anciens passeurs, l’homme sait de quoi il parle. Contrairement aux pays européens où le mot « passeur » évoque des chefs mafieux, engagés dans une activité clandestine et violente, l’expression est ici synonyme de prospérité. Le travail de passeurs à Agadez était jusqu’à récemment tout ce qu’il y a de plus légal : ils payaient des impôts, avaient leur propre syndicat et ont manifesté dans la rue quand le gouvernement nigérien a décidé de rendre leur activité illégale, fin 2015.
C’est ce qui explique la présence d’une association d’ex-passeurs à cette réunion de la bonne société agadézienne, aux côtés des chefs traditionnels, des autorités religieuses, des représentants des forces de sécurité, des associations de femmes et de jeunes. Le mandat d’Ahmed al-Moikadé consiste précisément à défendre les intérêts des milliers de personnes qui vivaient directement ou indirectement du passage des migrants. Seule concession à la vision européenne du problème : les ex-passeurs ont appelé leur groupe « Association de lutte contre la migration clandestine ».
Pour le reste, les ex-passeurs ne ménagent pas leurs efforts afin d’obtenir et surtout de faire grimper les financements que l’Union européenne a fait miroiter aux « acteurs de l’économie migratoire » qui souhaitaient se reconvertir. Des « acteurs » dont le nombre avoisine les 7 000 personnes dans toute la région, selon des chiffres confirmés par le conseil régional d’Agadez.
Des options de reconversion limitées
« La région d’Agadez est une zone de mouvement et le transport a toujours existé ici. Si le montant des aides était plus élevé, ça pourrait peut-être marcher. Mais il faut aussi se demander si les transporteurs ont la volonté de changer de métier. C’est comme si on vous demandait à vous, journaliste, de vous reconvertir et de partir dans un camp en brousse faire de l’élevage », explique Mohamed Anacko, le président du conseil régional d’Agadez, lors d’un entretien avec France 24.
« La loi contre le transport vers la Libye, la répression, les arrestations et les dizaines de passeurs actuellement en prison… Tout ça, c’est le bâton. La carotte, c’est la promesse d’une reconversion digne », continue le dignitaire.
Avec le lancement d’une prospère opération aurifère dans le nord du pays, Ahmed al-Moikadé affirme avoir réussi sa reconversion. Mais l’ancien transporteur ne décolère pas au sujet du décalage entre les aides promises par l’UE et la réalité de l’économie migratoire. « Je gérais plusieurs véhicules, je gagnais 1,5 million de francs CFA (2 290 euros) par semaine. Et soudain l’Europe veut que j’arrête tout ça et que j’aille élever des chèvres en échange d’une aide ponctuelle de 1,5 million de francs CFA ! », s’exclame l’ancien transporteur avant de monter dans son 4×4.
« Les ex-passeurs sont devenus très gourmands »
Du côté de Karkara, l’association nigérienne qui traite les demandes de projets de reconversion, on est bien conscient du problème.
« Les gens aisés, ceux qui ont prospéré avec l’économie de la migration, ne seront pas satisfaits car ils sont devenus très gourmands. L’idée est d’appuyer en priorité le maillon faible, comme les cuisiniers, les commerçants, et les vendeurs de kits », affirme Maimena Malam Mamadou, le responsable de la branche d’Agadez de Karkara.
L’UE a insisté pour qu’aucun passeur, ni transporteur, ne puisse bénéficier de ces aides à la reconversion au motif que leurs activités précédentes étaient « criminelles » – une qualification qui suscite l’incompréhension à Agadez.
« Ces restrictions ont été mises en place par l’UE, pas par Karkara. De toute façon, les passeurs et transporteurs ont déjà changé d’habit pour déposer leurs dossiers », explique Maimena Malam Mamadou.
Frustration des candidats
Dans l’immédiat, son principal problème est que le processus a pris beaucoup de retard, car l’aide n’est pas délivrée en argent mais en fournitures (pour de l’artisanat, du petit commerce ou du maraîchage), pour lesquelles il a fallu lancer de longues procédures d’appels d’offre. Seuls 186 dossiers ont été sélectionnés pour se partager l’enveloppe d’un peu plus de 284 millions de francs CFA (433 000 euros), selon Maimena Malam Mamadou. De nombreux dossiers pouvant prétendre à un financement ont été recalés faute de budget, entretenant la frustration des candidats.
« L’action au Niger ne pourra pas suffire de toute façon, il faut agir dans les pays d’origine des migrants. Quoi qu’on fasse ici, ces gens vont continuer à venir et on ne peut pas poster un policier tous les 10 mètres dans le désert pour les empêcher de passer », explique Maimena Malam Mamadou.
Du côté de l’Association de lutte contre la migration clandestine, on ronge son frein. Un des anciens passeurs les plus actifs d’Agadez, Bachir Amma, nous reçoit dans l’un de ses anciens « ghettos » – le terme générique désignant des habitations où étaient logés les migrants avant leur départ vers la Libye. La petite cour poussiéreuse est désormais quasiment vide et Bachir Amma a ré-emménagé dans le logement qu’il avait quitté au plus fort du passage migratoire (il s’était alors retiré chez ses parents pour libérer de l’espace). Il est désormais président de l’association des ex-passeurs et se consacre à son club de football.
« J’ai prévenu mes contacts à l’étranger que c’était trop compliqué en ce moment pour les passages, et je suis maintenant un chômeur. Je suis en train de manger mes économies », explique l’ancien passeur alors qu’une femme apporte un grand plat circulaire contenant du riz aux épices.
« C’est bon, mais il n’y a pas de viande », remarque l’un des invités, lui-même ancien transporteur. « Maintenant, on doit manger la même nourriture qu’on donnait aux migrants avant… À la grande époque, là, on aurait fait cuisiner un mouton entier ! »
Texte initialement publié sur : France 24