A qui faire confiance? Cette question, qui tarabuste nombre de gens dans un monde où la malhonnêteté gangrène souvent les relations humaines, beaucoup d’immigrés sénégalais qui veulent investir au pays ont dû se la poser moult fois avant de se lancer dans un éventuel investissement à distance. Pour ne pas être victimes d’escroqueries et de déceptions comme l’ont été plusieurs de leurs compatriotes expatriés qui s’y sont essayés avant eux, la plupart de ces immigrés veulent avoir le maximum de certitudes et de garanties pour ne pas répéter les mêmes erreurs que leurs prédécesseurs.
Plutôt que d’envoyer souvent de l’argent dans leur pays d’origine avec certaines monnaies à la merci des fluctuations économiques, des bourses et des taux de change instables et incertains, beaucoup d’immigrés préféreraient y investir directement. Le cas échéant, ils y créent des activités lucratives pouvant leur être diversement utiles. Toutefois, vu qu’ils ne disposent pas du don d’ubiquité, et qu’il ne leur est pas économiquement profitable de faire de fréquents allers et retours entre leur pays de résidence et leur pays d’origine, ils sont obligés, s’ils veulent y investir dans ces derniers, de travailler en collaboration avec certaines connaissances sur place. Par acquit de conscience et/ou par peur de s’attirer les foudres de leur famille en choisissant des partenaires en dehors des leurs, ils sont souvent obligés de trouver des collaborateurs dans la parentèle. Ce faisant, ils aident ceux qui sont sans emploi à trouver une activité rémunérée, et ceux qui en ont à trouver une source de revenus supplémentaires. Ces collaborations qui devraient être bénéfiques tant aux immigrés qu’à leurs parents ou amis collaborateurs sont souvent des échecs entachés de tromperies et de déceptions… Plusieurs facteurs peuvent être évoqués pour expliquer ces échecs. Dans le choix des partenaires, les relations familiales et les sentiments prévalent souvent sur les qualifications et compétences, ce qui n’est pas sans risque pour la collaboration. Certains associés véreux pensent souvent que l’immigré est plus un poulet qu’il faut plumer, une aubaine dont il faut profiter qu’un partenaire avec qui il faut travailler honnêtement pour pérenniser et fructifier leur partenariat à bénéfices réciproques. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’en faisant échouer leur collaboration, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Car la plupart des investissements que font les immigrés dans leur pays d’origine sont des activités économiques parallèles, étant donné qu’ils disposent généralement d’autres sources sûres de revenus qui leur permettent de vivre dans le pays de résidence. Alors que ces activités peuvent être vitales pour leurs partenaires dans leur pays d’origine. Par conséquent ceux-ci ressentent plus les effets d’un éventuel échec ou d’une rupture de la collaboration. Les conséquences d’une rupture ne sont généralement pas qu’économiques. En plus du taux de chômage qu’elles peuvent tant soit peu favoriser à augmenter, elles occasionnent souvent une détérioration, voire des embrouilles dans les relations familiales et/ou amicales. La compromission envahissante et la complexité des relations familiales et amicales dans le pays constituent souvent des obstacles qui entravent la réussite de ces genres de collaboration. Pour avoir accordé une confiance quelquefois aveugle à des proches en qui ils n’ont peut-être jamais décelé même un tantinet de malhonnêteté, certains immigrés se sont retrouvés dans des situations embarrassantes. En plus de voir dilapider leur argent, ils perdent souvent un ami et/ou un parent (des amis ou des parents)… et se retrouvent dans l’impossibilité de porter le problème devant la justice. Car dans la société, il est très mal vu que quelqu’un porte plainte contre ses proches. Ces situations dissuadent beaucoup d’immigrés, pourtant mus par un sentiment patriotique, une bonne volonté et un ardent désir de soutenir leurs parents ou amis via des projets, d’investir au Sénégal. Car pour nombre d’entre eux, c’est non seulement familialement risqué et financièrement coûteux, mais la probabilité d’échec semble plus grande que celle de réussite.
L’analyse serait toutefois hémiplégique, si tous les torts n’étaient placés que du côté de ceux qui sont restés au pays. Beaucoup d’immigrés sont en partie responsables de l’échec de leurs investissements au pays. Car ils pensent qu’il suffit juste d’avoir de l’argent et quelques idées, fussent-elles sommaires, pour les réussir. Or, la réalité est tout autre. Il est souvent nécessaire, voire impératif d’aller sur le terrain, d’explorer les secteurs d’activités où l’on voudrait investir, de traiter avec des personnes qui y ont de l’expérience et des compétences, d’étudier le marché, de contacter des organismes comme l’APIX et ADEPME (Agence de développement et d’encadrement des petites et moyennes entreprises) et de rester sur place pour accompagner le projet dans ses balbutiements jusqu’à ce qu’il soit solide.
Les dédales administratifs et la corruption qui gangrène encore plusieurs secteurs au pays sont aussi d’autres facteurs qui poussent beaucoup d’immigrés, même certains bons samaritains travaillant dans l’humanitaire, à renoncer à investir au pays.
Pourtant pendant ces moments de conjure mondiale difficile, dans un pays comme le nôtre, où l’État n’est pas un grand créateur d’emplois, où le secteur privé n’est pas très organisé et est trop informel, la collaboration entre les immigrés et ceux qui sont restés au pays pourrait être un bon levier pour lutter contre le chômage. En mettant en place par exemple un ministère ou un établissement public financier qui s’occuperait des investissements des immigrés et qui gèrerait les taxes découlant de leurs transferts de fonds, l’État, les populations locales et les immigrés et y auraient beaucoup à gagner. La collaboration serait triplement bénéfique. Pour l’État, par la création de nouveaux emplois, et par conséquent par la baisse du taux de chômage qu’elle pourrait occasionner; pour les populations locales, par la possibilité d’avoir accès à de nouveaux emplois; et pour les immigrés, par les économies qu’ils feraient dans leurs envois d’argent, parce qu’il leur serait possible de récupérer le manque à gagner que constitue la manne financière dépensée dans les transferts d’argent généralement gérés par des entreprises telles que Western Union, MoneyGram etc., qui sont les leaders mondiaux, qui contrôlent plus de 50% des transferts d’argent sur la planète. La nécessité d’organisation est d’autant plus grande que le pays dépend beaucoup l’aide internationale venant des puissances étrangères soi-disant bienfaitrices et/ou des institutions internationales comme le FMI et la Banque Mondiale. L’aide de ces puissances étrangères et de ces institutions internationales est souvent une Tunique de Nessus, un moyen de pression sur les gouvernements africains sur le plan économique et politique. Par conséquent, la mise sur pied d’une bonne organisation, capable de bien gérer les transferts d’argent et les investissements des immigrés pourrait être une porte de sortie permettant de se libérer progressivement du joug de ces puissances étrangères et de ces institutions internationales qui prennent souvent en otage les États pauvres. Bien des statistiques ont montré que les immigrés africains font rentrer beaucoup plus d’argent dans leur pays d’origine que les institutions comme la Banque Mondiale, le FMI et autres puissances occidentales. D’après le Recueil de statistiques 2011 sur les migrations et les envois de fonds de Dilip Ratha, Sanket Mohapatra et Ani Silwal, travailleurs à la Banque Mondiale, les sommes d’argent envoyées par les immigrés africains représentent une part non négligeable des PIB (produit intérieur brut) de beaucoup d’États sur le continent. Pour ne donner que l’exemple Sénégal, elles représentaient 9,1% du PIB. Selon aussi Moustapha Kébé, chargé de projet Jr Migration à l’Institut Panos, les émigrés sénégalais ont envoyé environ 842 milliards FCFA au Sénégal en 2014. Malheureusement, beaucoup de ces envois sont faits généralement dans des domaines peu créateurs d’emplois tels que l’immobilier, l’achat de nourriture, les taxis… bien qu’ils contribuent tant soit peu à lutter contre le chômage. Plutôt que d’aider les populations locales à soutenir leurs propres projets ou à contribuer à leur autonomie, ces transferts de fonds nourrissent souvent les relations de dépendance entre elles et les immigrés.
Pour une meilleures coopération entre les immigrés et les partenaires au pays d’accueil, il nécessaire de rétablir des rapports de confiance; ce qui ne sera facile, car : « La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres,» comme le disait Sartre, et nombre d’immigrés en ont beaucoup perdu- non seulement vis-à-vis de beaucoup de gens, mais des institutions aussi.
Bosse Ndoye
Montréal
Auteur de : L’énigmatique clé sur l’immigration aux Éditions CMS (Gatineau); Une amitié, Deux trajectoires aux Éditions Pour Tous (Brossard)