L’utopie africaine, selon Felwine Sarr, le Professeur qui aime tordre le cou à la pensée établie

En 1962, l’agronome français René Dumont publiait L’Afrique noire est mal partie (Seuil). La légende raconte que l’essai eut un tel succès que des enfants sénégalais et ivoiriens reçurent comme prénom le titre du livre. Aujourd’hui encore, les débats autour du départ manqué ou mal engagé du continent sont fréquents dans les universités de France et d’Afrique subsaharienne.

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Professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal, Felwine Sarr aime tordre le cou à la pensée établie. « L’Afrique n’a personne à rattraper », affirme en quatrième de couverture son nouvel essai, Afrotopia (Philippe Rey, 2016). Afrotopia, néologisme de son invention, désigne « une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder. »

La modernité africaine est déjà là

Pour l’économiste sénégalais, il faut en finir avec les critères d’évaluation prétendument objectifs et universels comme le PIB ou le développement. Ce dernier est, selon lui, un « écomythe » devenu hégémonique. Né de la croyance en un progrès infini, issu de la pensée des Lumières et du positivisme scientifique, le mythe du développement projette sur les sociétés africaines la vision occidentale de ce vers quoi doit tendre toute société, tout en s’imposant comme l’unique moyen de les décrire.

Ainsi les pays d’Afrique sont « sous-développés », marqués par le retard et l’échec. Dans la même idée, la modernité est aussi perçue comme quelque chose d’extérieur que le continent doit importer, les traditions africaines constituant un frein. Pourtant, selon Sarr, la modernité africaine est « déjà là et pas à inventer ». Dans la créativité de l’économie informelle, dans le bouillonnement des grandes villes africaines, où il encourage ses lecteurs à flâner.

Afrotopia propose une nouvelle manière de regarder « l’Afrique en mouvement », d’après ce qui s’y vit vraiment et non d’après une vision fantasmée. Cette manière de voir prendrait en compte l’histoire du continent, l’anthropologie, la culture, le spirituel, les relations humaines et même la vision du bien-être. Proche de ce Bonheur National Brut préconisé par le roi du Bhoutan, cet indicateur s’intéresse à « la possibilité de mener une vie bonne selon ses propres critères ». Il donne ainsi l’exemple des mourides au Sénégal. Une confrérie soufie qui accorde une grande importance à la culture du travail, mais aussi au don de soi et à l’obéissance à un guide spirituel. Felwine Sarr désigne cette économie populaire fondée sur des valeurs socio-culturelles et religieuses par le mot « économie relationnelle ». Une économie qui apporte beaucoup au pays, mais est impossible à quantifier avec les critères de l’économie classique.

Lit-on encore un de ces ouvrages frappés d’« optimistite aiguë » ? Non, car Felwine Sarr se méfie autant de la « vulgate afropessimiste » que de cette nouvelle rhétorique euphorique qui déferle sur l’Afrique. Remarquablement écrit, son livre ne fait jamais dans le registre émotionnel et la déclaration de foi. L’économiste, également philosophe, musicien, éditeur et libraire, compte aujourd’hui parmi les intellectuels les plus importants du continent. Sa pensée détonne parce qu’elle ne s’enferme pas dans les cloisons disciplinaires. Ses idées frappent parce qu’elles questionnent les mythes et les discours plaqués sur l’Afrique.

« Afrotopos »

L’auteur persiste et signe : l’Afrique est un continent porteur d’avenir qui regorge de richesses et de terres arables et dont la jeune population représentera le quart de l’humanité en 2050. Mais ce riche avenir ne sera pas sans une révolution radicale. Dans l’espace public d’abord, où la société civile doit faire entendre sa voix dans les décisions des gouvernements sur la gestion des richesses de leur pays. Dans l’imaginaire de « l’être africain » ensuite, qui doit « rebâtir une estime de soi ». Réappropriation de l’histoire africaine antécoloniale et des langues locales, renouvellement des enseignements dans les universités trop marquées par l’héritage colonial, invention de son propre modèle…

On pourrait reprocher à Felwine Sarr de reprendre des thèses des années 1980, comme celles du Kenyan Ngugi wa Thiong’o, auteur de Décoloniser l’esprit (publié dans sa version originale en 1986). Mais il semblerait que, pour l’économiste, peu de choses ont changé depuis. Cinq siècles de domination ne s’effacent pas en cinquante ans d’indépendance, nous dit-il, et la décolonisation des esprits doit se faire de part et d’autre de la Méditerranée.

Certains lecteurs seront surpris d’entendre parler de « l’Afrique » comme d’un tout. Felwine Sarr semble cependant conscient de la pluralité du continent. Mais le sujet de son livre, c’est l’« Afrotopos ». Un projet, un devenir, qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec un repli identitaire. Comme les socialistes utopiques du XIXe siècle, la réalité décrite ici, bien que proprement africaine, s’offre aux yeux du monde entier comme une source de réflexion et d’inspiration. « C’est une révolution spirituelle qu’il faut opérer. Et il nous semble que l’avenir de l’humanité se trouve de ce côté-ci », affirme-t-il. Face à un modèle global qui apparaît aujourd’hui en panne, aussi bien sur le plan économique et social que sur le plan écologique, l’Afrique, conclut-il, « redeviendra le poumon spirituel du monde ».