Les États-Unis abritent aussi des citoyens partisans du jihad. Une étude parue début décembre tente de dresser les différents profils de ces sympathisants de l’EI dans le pays, qu’ils soient de simples relais sur Twitter ou de futurs terroristes.
Qui aurait pu deviner que Mohammad et Jaelyn, un couple sans histoires, préparaient en secret leur lune de miel en Syrie ? Lui, 22 ans, fils d’un imam local, était sur le point d’être diplômé de la Mississsippi State University. Elle, 19 ans, fille de policier et ancienne pom pom girl, étudiait la chimie. Ces jeunes américains rêvaient pourtant du califat auto-proclamé par l’organisation État islamique (EI).
Début 2015, leurs tweets alertent le FBI. Pendant quatre mois, des agents se font passer pour des sympathisants des terroristes et échangent avec eux. Jaelyn, alias « Aaminah al-Amriki », met en avant ses « compétences en maths et en chimie », et explique que son futur époux veut « rejoindre les moudjahidines ». Après leur mariage, ils partiront en Syrie, promettent-ils : « Notre histoire, ce sera que nous sommes de jeunes mariés en lune de miel. » Le 8 août, ils laissent des lettres à leurs familles et s’apprêtent à prendre l’avion. Ils seront arrêtés dans un petit aéroport du Mississippi.
Cette histoire a fait la une des journaux aux États-Unis. Avec des dizaines d’autres, elle a été reprise par une étude de la George Washington University, publiée début décembre 2015 et intitulée : « Daech en Amérique : de Twitter à Raqqa« . Une huitaine de chercheurs, menés par Lorenzo Vidino et Seamus Hughes, se sont intéressés à un phénomène en hausse « sans précédent » : les sympathisants de l’EI aux États-Unis.
Ces derniers ont largement dépassé ceux d’Al-Qaïda, selon les autorités. Le directeur du FBI fait ainsi état, en mai 2015, de « centaines, peut-être de milliers » de partisans et de recrues potentielles. L’agence dit alors mener quelque 900 enquêtes dans les 50 États de l’Union.
Quelques chiffres sur les candidats américains au jihadS’ils reconnaissent que l’échantillon est minuscule, les chercheurs ont tenté de dégager quelques tendances à partir des dossiers judiciaires des 71 Américains inculpés :
– âge moyen de 26 ans
– 21 États différents, avec une surreprésentation de New York et du Minnesota où de petits réseaux islamistes sont établis
– 14 % de femmes
– 40 % de convertis. C’est la statistique la plus surprenante pour Lorenzo Vidino : « C’est un très gros chiffre, disproportionné par rapport à la part de musulmans convertis aux États-Unis. Pour de nombreux cas, il s’est passé quelques mois à peine entre la conversion et l’allégeance à l’EI. »
– 27 % fomentaient un attentat sur le sol américain
– 51 % ont essayé ou réussi un voyage à l’étranger.
En automne 2015, Washington avance le chiffre de plus de 250 individus ayant voyagé ou tenté le voyage en Syrie ou en Irak depuis le sol américain. Et, record depuis le 11-Septembre, 71 citoyens ou résidents américains ont été inculpés pour leur liens avec l’EI depuis mars 2014, dont 56 sur la seule année 2015.
Une « scène jihadiste » plus petite et isolée qu’en Europe
« Comme en Europe, c’est un groupe extrêmement divers, assure Lorenzo Vidino à France 24. Je dirais même que c’est encore plus vrai aux États-Unis, avec des hommes, des femmes, des adolescents, des quarantenaires, des petits délinquants, des doctorants… »
Le chercheur note deux différences majeures avec les Européens : « La ‘scène jihadiste’ américaine, si elle existe, est non seulement beaucoup plus petite mais aussi plus isolée. Ceux qui se radicalisent, en ligne ou par petits groupes, ont du mal à trouver de sérieuses connexions avec l’EI, soit pour des raisons géographiques, soit parce qu’il n’existe pas les mêmes réseaux de recrutement qu’en Europe. »
Le cas d’Alex, 23 ans, est un archétype. Cette habitante d’une zone rurale de l’État de Washington, qui a arrêté ses études, a été élevée par ses grands-parents, très chrétiens. Elle dit vivre « au milieu de nulle part » et n’a aucun lien avec l’islam. Mais durant l’été 2014, la décapitation filmée de l’otage américain James Foley suscite en elle une « curiosité horrifiée ».
Au bout de quelques mois, elle se met à échanger par email et par Skype avec des membres de l’EI. Ses nouveaux amis lui envoient de l’argent, des cartes cadeaux et même du chocolat. La jeune femme finit par embrasser l’idéologie du groupe jihadiste. Elle annonce sa conversion sur Internet et, quelques heures plus tard, ses « followers » sont multipliés par deux. Elle tweete alors : « I actually have brothers and sisters. I am crying. » (« J’ai bel et bien des frères et des soeurs. Je suis en pleurs. ») Tout en menant cette vie secrète, elle continue à enseigner le dimanche dans l’église familiale. Quand sa grand-mère se rend compte de sa double vie, Alex promet de tout arrêter. Mais aujourd’hui, les chercheurs pensent qu’il n’en est rien.
L’EI exploite aussi le slogan #BlackLivesMatter
Des cas comme celui d’Alex, l’équipe de Lorenzo Vidino en a repéré 300 sur Twitter. Nombreux sont ceux qui affichent en avatar la photo de compatriotes morts ou arrêtés. Et, mélange des genres inédit, certains utilisent l’image de l’équipe de football américain des Detroit Lions, « combinant ainsi une fierté typiquement américaine – une équipe de la NFL – et un symbole islamique très populaire chez les supporteurs de l’EI, représentant le courage ».
La lutte contre l’intervention occidentale en Syrie et le rejet de la société de consommation sont leurs motivations les plus fréquentes. Pour y faire écho, l’EI n’hésite d’ailleurs pas à exploiter les hashtags en vogue aux États-Unis. L’organisation a ainsi tenté de récupérer le soutien des Afro-Américains musulmans en relayant le slogan #BlackLivesMatter. Mais, selon Lorenzo Vidoni, il n’y a « absolument aucune preuve » que cette démarche ait abouti. En revanche, il existe « un petit nombre de cas, pas nécessairement religieux, mais très politisés et opposés à la société américaine. Soit parce qu’ils pensent qu’elle est raciste : ils trouvent alors en l’islam un message de fraternité, une communauté où la couleur n’a pas d’importance. Soit parce qu’ils sont anticapitalistes : des militants environnementalistes ou issus des mouvements ‘Occupy’. »
Moner Abu Salha
Moner Abu Salha a exprimé ce rejet de manière plus sentimentale. Ce Floridien fut, à 22 ans, le premier Américain mort dans une attaque-suicide en Syrie. « Je vivais aux États-Unis, expliquait-il dans une vidéo en 2014. Je sais ce que c’est. On a tous ces divertissements, ces parcs d’attractions, ces restaurants, cette nourriture, ces voitures et toute cette merde. On croit qu’on est heureux. Mais on n’est pas heureux. On ne l’est jamais. Je n’étais jamais heureux. J’étais toujours triste et dépressif. Ma vie était nulle. »
Et puis il y a les profils un peu perdus. Élevée dans une famille pauvre et évangélique, Ariel Bradley est en « quête perpétuelle de sens », selon une amie : « Quand je l’ai rencontrée, elle était avec un chrétien. Puis elle s’est mise avec un socialiste, ensuite avec un athée et après avec un musulman. » Ariel tombe amoureuse du patron d’une pizzeria où elle travaillait et se convertit à l’islam pour lui plaire. La relation ne tiendra pas. En août 2011, elle rencontre un Irakien. Mariage, enfant… puis, début 2014, c’est le départ en Syrie. Aujourd’hui, Ariel est toujours active sur Twitter et Instagram. Elle a par exemple célébré les attaques de Chattanooga, sa ville natale, en juillet.
Les autorités sont dépassées
Face à tous ces cas, comment les autorités réagissent-elles ? Une méthode connaît un certain succès, celle de l’ »agent provocateur ». Cette procédure, qui consiste à pousser au crime afin d’arrêter en flagrant délit, est très décriée par une partie de la communauté musulmane américaine. Mais si elle est moralement discutable, elle « fait ses preuves en matière d’inculpations », selon Lorenzo Vidino.
L’exemple de Christopher Lee Cornell est édifiant. Après sa conversion à l’islam, il s’isole de plus en plus et développe un alter ego en ligne, « Raheel Mahrus Ubaydah », ainsi qu’une myriade de contacts virtuels. Parmi eux, un agent du FBI sous couverture. Christopher va l’informer de son intention d’attaquer le Capitole, à Washington. Il sera arrêté en janvier 2015, après avoir acheté plusieurs fusils semi-automatiques et 600 cartouches de munitions au cours d’une opération montée par le FBI.
Au-delà de ces arrestations choc, difficile pour les enquêteurs de faire le tri entre les cas dangereux et les autres. Une incertitude d’autant plus frustrante que certains projets ont été fomentés sous leur nez. Ainsi, deux mois avant l’attaque de Garland, au Texas, Elton Simpson, un Américain converti à l’islam et connu dans les milieux jihadistes, devient très actif sur les réseaux sociaux. Un de ses contacts, Mujahid Miski, un propagandiste anglophone, tweete dix jours avant l’attaque, à propos du concours de caricatures du prophète prévu à Garland : « Les frères de l’attaque de Charlie Hebdo ont fait leur boulot. Maintenant, c’est au tour des frères aux États-Unis. »
Simpson, via son compte Twitter « Shariah is Light », répond alors publiquement à cet appel au meurtre. Le 3 mai 2015, quelques minutes avant la tuerie, le terroriste tweetera une dernière fois, en utilisant le hashtag « #texasattack ».
Face à la menace jihadiste, les arrestations, bien que nécessaires, ne sont pas suffisantes, pour Lorenzo Vidino. « D’ailleurs, de nombreux sympathisants de l’EI n’ont violé aucune loi, relève-t-il, surtout aux États-Unis avec le 1er amendement qui protège la liberté d’expression. » Selon le chercheur, des tactiques complémentaires doivent être mises en place : « Il faut impliquer les communautés, la société civile, les familles pour empêcher la radicalisation dès le départ. » Et pour dissuader les nouvelles recrues, le témoignage de ceux qui sont revenus déçus de Syrie pourrait être utile. Leur message, conclut l’étude, résonnera toujours mieux auprès des radicalisés que celui de la contre-propagande de l’Oncle Sam.