(Article réactualisé – IRIN) – Avec cinq enfants, une luxueuse villa et un mari qui vit en Italie et qu’elle voit rarement, Mai Dieng est comme des milliers de femmes de la région nord du Sénégal.
Elle ignore pratiquement tout de la vie de son mari à l’étranger.
« Sais-tu quand il reviendra ? », lui demande une voisine, un peu curieuse. Mai sourit, puis se tâte, comme pour lui faire comprendre ce qui se passe généralement lorsque son mari revient à la maison.
Mme Dieng vit à Kébémer, une localité située sur le principal axe routier du nord, à quelque 155 km de Dakar, la capitale. Dans cette ville paisible, presque chaque famille peut se vanter d’avoir un parent qui vit en Italie.
« Cette ville vit au rythme de l’émigration », explique Mansour Tall, consultant d’ONU-Habitat, l’organisme qui a financé le rapport du ministère sénégalais de l’habitat.
« Dans certains villages de la région de Louga [qui englobe la ville de Kébémer], les transferts d’argent des émigrés représentent 90 pour cent du revenu des familles », commente M. Tall.
Les contributions financières des Sénégalais de l’extérieur sont un maillon essentiel de l’économie de ce pays d’Afrique de l’ouest. Selon les estimations de la banque centrale régionale, le montant des transferts d’argent privés vers le Sénégal s’élevait à 195 milliards de francs CFA (environ 3,66 millions de dollars américains) en 2003 – près du quart du budget national de cette année-là.
Et ce chiffre ne tient pas compte des sommes d’argent acheminées par des circuits plus informels, remises de la main à la main ou envoyées par le canal de systèmes « bancaires » non officiels, explique Abdou Malal Diop du ministère des Sénégalais de l’Extérieur.
La plupart des transferts d’argent de l’Europe vers les zones rurales du Sénégal sont réalisés par Western Union, qui dispose d’antennes dans les villages les plus reculés du pays. S’il est parfois difficile de trouver une simple boutique dans certains hameaux, on est sûr d’y trouver une antenne de Western Union.
Antennes paraboliques et toits en paille
L’argent des émigrés a aussi provoqué au Sénégal certains exodes assez imprévisibles et redessiné la carte démographique de certaines régions.
Les recensements de 1986 et 2002 montrent que, dans les trois régions traversées par la route principale reliant Dakar à St Louis, des villages entiers ont disparu. Leurs populations ont déménagé pour s’installer près des grands centres urbains, grâce à l’argent envoyé par leurs parents vivant à l’étranger.
Entre-temps, les villages délaissés tentent de survivre en ne comptant que sur l’aide financière des émigrés.
C’est le cas des habitants du village Toby Diop. A la sortie de Kébémer, en quittant la route bitumée, une piste sablonneuse mène à ce petit village où les antennes paraboliques de somptueuses villas surplombent les toits en paille et en tôles ondulées des maisons traditionnelles.
Plus loin, au bout de cette piste, sur une plaine sablonneuse bordée d’acacias, se dresse une nouvelle mosquée au milieu d’un grand espace ouvert. C’est le village de Mzenguene.
Ici, des antennes et des panneaux solaires sont installés sur les toitures de maisons en ciment blanc, et les constructions, au style de plus en plus moderne, sont la preuve des réalisations accomplies avec l’argent envoyé par les parents vivant en Europe.
Les Sénégalais de l’étranger s’associent souvent pour financer la construction de mosquées, d’écoles, de puits et de dispensaires, ou l’installation de lignes électriques ou téléphoniques dans leurs villages.
Habituellement, les Sénégalais émigraient vers la France, et ce mouvement migratoire vers le territoire de l’ancienne puissance coloniale avait commencé au milieu des années 1940. « Mais dans les années 1980 et 1990, l’Italie est devenue la destination préférée des jeunes Sénégalais », explique Papa Demba Fall, professeur de géographie sociale, à l’université de Dakar.
« L’Italie a remplacé la France dans le cœur des Sénégalais », a ajouté M. Fall.
Selon lui, les premiers Sénégalais qui avaient émigré en France appartenaient, pour la plupart, aux ethnies soninké et pulaar. La nouvelle vague d’émigrés est essentiellement composée de Wolofs.
Les villages devenus prospères grâce à l’argent envoyé depuis le pays de « la dolce vita » sont appelés « modou-modou », un terme wolof pour désigner les émigrés sénégalais d’Italie.
D’après le rapport 2004 de Caritas-Migrantes sur l’immigration en Italie, quelque 50 000 Sénégalais vivant en Italie ont un titre de séjour.
Le Sénégal encouragent ses ressortissants à réinvestir leur argent dans leur pays et elles mènent des campagnes de sensibilisation auprès de la communauté sénégalaise d’Italie pour lui présenter des opportunités d’investissement et des possibilités de partenariat avec des entrepreneurs italiens.
Le nombre de Sénégalais émigrant vers l’Italie a baissé ces dernières années. Cette baisse s’explique, en grande partie, par la loi sur l’immigration votée en 2002 en Italie, une loi qui rend plus contraignantes les conditions d’entrée des émigrés sur le territoire italien.
Avantages et inconvénients de l’émigration
Mais selon M. Diop, ministre des Sénégalais de l’étranger, l’Italie et le Sénégal vont conclure un accord de coopération bilatérale qui pourrait permettre d’augmenter le nombre de ressortissants sénégalais autorisés à émigrer chaque année en Italie.
L’émigration de ressortissants sénégalais a des avantages et des inconvénients, explique M. Diop.
« L’émigration pose un problème parce qu’elle nous prive de nos ressources humaines », a-t-il expliqué. « En revanche, l’argent des émigrés a un impact très important sur notre économie. Nous sommes de grands amis de l’Italie et nous devons travailler ensemble dans l’intérêt réciproque de nos deux pays ».
L’Italie est devenue un mythe – une terre promise, expliquent les habitants de Kébémer.
Fatou Kébé est la présidente d’une association de femmes de Kébémer. Ses trois sœurs et six frères sont installés en Italie, mais elle ne comprend pas cette fascination pour ce pays.
« Les garçons ne vont plus au collège parce qu’ils sont obsédés par l’idée d’aller en Italie. Les années passent, ils ne vont pas à l’école et ne cherchent pas à travailler. Ils attendent tout simplement l’occasion de partir en Italie ».
La plupart de ceux qui vont en Italie continuent d’investir chez eux et aident leurs communautés ; mais cela ne se fait pas sans quelques difficultés, affirme le professeur Fall.
Mais le mythe de l’émigré riche est très ancré dans les esprits.
« Les émigrés réfléchissent comme les occidentaux, mais ils ne savent pas encore dire non à leur famille », a-t-il expliqué.
Mamadou Niang est un bon exemple.
Il y a cinq ans, il débarquait en Italie avec un diplôme universitaire et un visa de touriste en poche. Au début, l’adaptation a été difficile. Aujourd’hui, il est plutôt bien intégré et vit dans une ville proche de Turin où il entraîne une équipe de basket d’adolescents.
Son rêve : revenir au pays pour voir sa famille qui vit à St Louis. Après avoir obtenu un prêt de 3 000 Euros, Mamadou est allé passé un mois de vacances dans son pays.
Mais trois jours après son arrivée au Sénégal, Niang est tout désespéré. Sa famille et ses amis ne semblent intéressés que par les cadeaux qu’il a ramenés dans ses valises et l’argent qu’il est censé distribuer. Ses voisins font la queue pour venir lui souhaiter « la bienvenue » et chacun d’eux en profite pour lui demander quelque chose.
« Je veux rentrer en Italie », a-t-il lancé.
Niang tente de leur expliquer que sa vie en Italie n’est pas facile, mais rien n’y fait. Il ne parvient pas à les convaincre. L’impression générale, dans sa famille comme chez ses amis, est que lorsqu’on vit en Italie, on doit être riche et partager cette richesse.
Quelques semaines après son arrivée au Sénégal, Niang n’avait plus d’argent. Et pour financer la dernière semaine de son séjour au Sénégal, il a fait appel à un ami d’Italie pour qu’il lui envoie d’urgence de l’argent par Western Union.