Les passages clandestins des migrants subsahariens en Europe à partir de l’Afrique du Nord sont généralement associés à la figure masculine de l’aventurier qui cherche à franchir les frontières dont le contrôle constitue une préoccupation majeure des politiques d’immigration européennes. Si, au Maroc, certaines femmes, comme les Sénégalaises, sont moins nombreuses que les hommes à tenter ces passages clandestins, toutefois, leur présence interpelle le regard du chercheur : qui sont-elles ? Votre site Wabitimrew exploite à ce sujet une enquête d’Anaik Pian de 2009 dans le Royaume chérifien axée sur les types de rapports sociaux noués en cours de route par certaines sénégalaises.
Des services domestiques à l’aventure
Du côté des études sociologiques, la place et le rôle des femmes dans les processus migratoires ont longtemps été négligés ou, lorsqu’ils étaient pris en compte, le point de vue adopté était souvent réducteur (Green 2002). Jusqu’aux années 1980, dans les recherches menées en Europe, la figure féminine était associée à l’image de la mère au foyer rejoignant son époux dans le cadre du regroupement familial et cantonnée à des activités de reproduction sociale. Il faut attendre les années 1980-1990 pour que s’affirme une approche dynamique des migrations féminines (Morokvasic 2008).
Certaines de ces sénégalaises qui viennent au Maroc dans le but de « passer » en Europe sont peu nombreuses par rapport à leurs alter ego masculins mais aussi par rapport aux Congolaises ou Nigérianes et autres. Les aventurières sénégalaises rencontrées au cours de nos enquêtes de terrain présentent des traits sociologiques communs : elles sont mères de famille, mariées très jeunes et désormais divorcées. Si, par la migration, certaines espèrent améliorer leur situation socioéconomique, d’autres cherchent à fuir les regards désapprobateurs des proches et du voisinage qui souvent condamnent leur divorce. De surcroît, la pression familiale en vue d’un remariage peut être mal vécue. Ces femmes, socialement dévalorisées en raison de leur statut matrimonial, sont attirées par l’image des pays européens, synonymes pour elles de plus grande liberté et de promotion sociale. L’attrait de l’Europe participe, entre autre, de ces « mondes imaginés » (Appadurai 2001) dont la teneur est accentuée par le développement inégal de la mondialisation. Ainsi, pour ces mères divorcées, à l’instar de Fatou qui était institutrice au Sénégal, ce sont aussi bien les perspectives économiques que des rapports sociaux de sexe offrant des marges de manœuvre plus égalitaires qui font figure d’imaginaire migratoire.
Le profil de certaines Sénégalaises au Maroc présente des similitudes avec celui de Marocaines aujourd’hui âgées et ayant migré seules en France il y a plusieurs années (Ait Ben Lmadani 2008). Dans ses travaux, Nasima Moujoud (2008) retrace également le parcours de Marocaines plus jeunes, arrivées seules en France en dehors du dispositif de regroupement familial. L’auteure montre comment la migration de ces femmes répond à la recherche d’une autonomie par rapport au cadre familial et communautaire, même si leur départ se négocie souvent au sein de la famille. En ce sens, note Moujoud (2008, p. 72), dès lors que le consentement des proches témoigne « de la réduction du contrôle de leur mobilité par la famille », l’émancipation du groupe de pairs commence avant même la réalisation de la migration. Parmi les aventurières sénégalaises rencontrées au Maroc, certaines sont parties, en dépit de leur statut de femmes divorcées, avec l’approbation de leurs parents qui misaient sur les avantages économiques de la migration. Mais ces derniers n’étaient pas toujours informés des véritables intentions de leurs filles qui ont pu leur cacher qu’elles comptaient emprunter la voie de l’immigration clandestine.
D’autres Sénégalaises rencontrées sont tout d’abord venues au Maroc afin de travailler comme domestiques dans des familles de la bourgeoisie marocaine. Ces emplois leur sont souvent proposés par l’intermédiaire de Marocains vivant au Sénégal. Il faut rappeler que, jusque dans la première moitié du xxe siècle, les grandes familles marocaines se distinguaient par le nombre de leurs esclaves noires, qu’elles soient assignées au rôle de domestiques, de nourrices ou de concubines (Aouad-Badoual 2004). Si, sous le protectorat, la pratique disparaît au profit de la lente apparition du salariat domestique, c’est au lendemain des indépendances que le secteur de la domesticité gagne en expansion, les classes moyennes devenant à leur tour demandeuses de ces services qui constituent, pour les femmes issues de milieux populaires, un créneau privilégié d’accès à l’emploi (Moujoud, Pourette 2005).
Ces représentations communes procèdent d’une dynamique qui réifie des traits considérés comme culturels et qui, de ce fait, sont pensés comme quasi naturels. Des préjugés du même type, auxquels s’ajoutent des stéréotypes liés au stigmate de la couleur, sont entretenus à l’égard des Sénégalaises servant comme domestiques. Ayant une tradition de service auprès de la haute société marocaine, ces dernières sont réputées pour leur penchant naturel à ‘bien servir’, ce qui n’est pas sans révéler le poids des représentations historiques liées à la mémoire de l’esclavage. Certaines Sénégalaises forment également une population ménagère prisée au regard de leurs talents de cuisinières exotiques. Des employeurs marocains, enfin, mettent en avant leur appartenance à l’islam comme un gage de sérieux et de confiance, même si, à leurs yeux, la pratique de l’islam des Sénégalais présente souvent des imperfections en comparaison de la leur .
La prostitution à la limite de la débrouille
Alors qu’en partant pour le Maroc, certaines Sénégalaises pensaient trouver l’opportunité de voyager et d’acquérir une indépendance, leur désillusion est rude. Dépendantes de leurs employeurs chez qui elles sont nourries et logées, elles sont parfois confrontées à des situations d’exploitation : non seulement leur passeport peut leur être retiré, mais elles sont soumises à des horaires excessifs de travail ainsi qu’à des interdictions de sortie. La carte de séjour promise est un leurre et ces jeunes femmes se retrouvent, au terme de trois mois sur le territoire marocain, en situation irrégulière.
Toutefois, pour ces Sénégalaises comme pour les « bonnes » dont parlent Moujoud et Pourette (2005), il est très difficile, pour des raisons matérielles (coût du transport…) et subjectives, de mettre un terme à leur contrat et de rentrer chez elles, que ce soit au Sénégal pour les unes ou dans leur village du Haut-Atlas pour les autres. Comment affronter le regard des proches en revenant les mains vides ? Comment leur raconter les mauvais traitements subis ?
Aicha et Rokaya sont deux jeunes mères divorcées qui, à Dakar, vivaient de commerces de rue. Après avoir travaillé plusieurs mois chez une famille casablancaise, elles se sont enfuies de la maisonnée pour tenter de passer clandestinement en Europe. Les femmes qui tentent ainsi l’aventure ont généralement une préférence pour la voie des ‘papiers’ réputée moins dangereuse même si, par manque de moyens, elles peuvent être tentées par la traversée maritime ou le passage terrestre des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. En fait, plus les situations migratoires sont précaires, plus les frontières entre les catégories de situation sont poreuses : en témoigne le parcours de Fatima.
Florence Bouillon situe la prostitution à la limite de la débrouille : « La notion de débrouille atteint peut-être également l’une de ses limites, ou borne négative, notamment avec la prostitution […], limite que l’on poserait de manière générale là où l’initiative individuelle, la création et le détournement des règles, l’enrichissement (aussi relatif soit-il) sont en quelque sorte dépassés par les situations de misère et d’exploitation que connaissent les acteurs, note l’auteure.
“ Aux nouvelles frontières de l’Europe. L’aventure incertaine des Sénégalais au Maroc, Paris, La Dispute.” 2009 de Madame Anaik Pian, actuellement maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg.
Seydou Nourou Ba