Il n’a rien d’un enfant de chœur. La liste des crimes dont il est accusé est longue comme le bras. Autrefois membre du Commando invisible et proche de son chef, il a contribué à la chute de Gbagbo. Aujourd’hui, il est incarcéré à la Maca. Son histoire, c’est aussi celle de la rébellion et de ses divisions.
« Vous êtes sûre d’avoir un lien avec lui ?» Regard inquisiteur derrière une paire de lunettes placée sur le bout de son nez, l’agent chargé de délivrer le « permis de communiquer », ce document sans lequel on ne peut rendre visite à un individu incarcéré, hésite. « Parce que pour ce genre de détenus, c’est un peu compliqué », ajoute-t-il, avant de céder. « Ce genre de détenus. »Banale et saisissante, la formule désigne ici une personne dont le dossier est géré par la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction (Csei), mise en place en 2011 pour instruire les crimes commis pendant la crise postélectorale. Une personne sur laquelle pèse pas moins d’une trentaine de chefs d’accusation: «crime contre les populations civiles, génocide, atteinte à la liberté individuelle, assassinats, meurtres, viols, coups et blessures volontaires, menaces de mort, violences et voies de fait, tribalisme et xénophobie, attentat, complot et autres infractions contre l’autorité de l’État, bandes armées, participation à un mouvement insurrectionnel, atteinte à l’ordre public, pillage, destruction ou dégradation de denrées, marchandises ou matériels, vol, vol en réunion, extorsion de fonds, destructions volontaires de biens meubles et immeubles, complicité, co action et tentatives de toutes ces infractions ». Rien que ça. La majorité des Ivoiriens ne connaît pas le nom de Mamadou Sanogo. « Pourtant, fait remarquer un avocat abidjanais, il est sans doute le détenu le plus capé de Côte d’Ivoire, celui contre lequel le plus de chefs d’accusation sont retenus. Même l’ancien président Laurent Gbagbo, qui est à la Cour pénale internationale, n’en accumule pas autant !» Sauf que Mamadou Sanogo n’est pas un « pro-Gbagbo » mais un « pro-Ouattara », et que son arrestation, en novembre 2011, n’a bénéficié d’aucune publicité. En mai 2013, l’interpellation du chef de milice burkinabè Amadé Ouérémi, accusé d’exactions dans l’Ouest, avait pourtant été largement commentée dans la presse. En juillet dernier, la mise en examen d’une dizaine de chefs militaires pro-Ouattara avait, elle aussi, été mise en avant par les autorités comme preuve de l’impartialité de la justice ivoirienne.
Seul deux rapports d’Ong mentionnent brièvement l’arrestation de Sanogo. L’un a été publié en 2013 par Amnesty International et l’autre, fin 2014, par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (Fidh). Contacté par Jeune Afrique, le garde des Sceaux ivoirien explique ne pas connaître les détails du dossier : « Il est en cours d’instruction. » Ce détenu, ajoute Gnénéma Coulibaly, « connaît une détention provisoire longue, mais ce n’est pas le seul. Laurent Gbagbo, par exemple, est aussi dans ce cas ». Mamadou Diané, le conseiller aux droits de l’homme du chef de l’État, n’est pas plus disert. « Mamadou Sanogo ? Je ne le connais pas. » Même réponse au cabinet du ministre de l’Intérieur, pourtant au fait des dossiers les plus sensibles. Sanogo – 46 ans aujourd’hui – est un ancien membre de la rébellion nordiste. Il a fait partie du célèbre Commando invisible, qui a contribué à la chute de Laurent Gbagbo en prenant progressivement le contrôle du nord d’Abidjan, début 2011. Surtout, c’était un proche du redouté Ibrahim Coulibaly, dit IB. Considéré comme le maître d’œuvre de plusieurs tentatives de coup d’État et des complots qui minèrent le pays pendant plus d’une décennie, IB était le chef du Commando invisible. C’était aussi, jusqu’à sa mort, en avril 2011, l’adversaire historique de Guillaume Soro. Rencontrer Mamadou Sanogo à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), à Abidjan, c’est donc replonger dans l’histoire de la rébellion et de ses divisions.
Gangsters hollywoodiens. La Maca, c’est la plus grande prison du pays, située dans la commune de Yopougon. En ce jour férié, les visiteurs sont nombreux, les bras chargés de sacs remplis de nourriture et de vêtements. À l’entrée, des gardes aux surnoms de gangsters hollywoodiens engueulent les uns pour un mot déplacé, les autres pour un silence prolongé. À l’intérieur, d’autres réclament avec insistance de l’argent « pour [leur] sucrerie » (soda). Avec Sanogo, rendez-vous est pris dans la cour de l’infirmerie. C’est là que, moyennant 5000 Fcfa (environ 7,50 euros), les détenus qui en ont les moyens feuillettent des magazines et reçoivent, installés sur des chaises en plastique, loin des parloirs bruyants et bondés. Les matons restent à bonne distance. Le terrain, à l’évidence, n’est plus vraiment le leur. C’est celui de « Yacou le Chinois », le prisonnier qui règne sur la Maca grâce à ses trafics et à l’étonnante impunité dont il jouit, et qui reçoit, ce jour-là, une famille de Libanais. Avec sa carrure de sportif moulée dans un maillot de foot jaune fluo, Sanogo en impose. L’homme raconte être né dans le village Kohimon, près de Séguéla, dans le Nord-Ouest de la Côte d’Ivoire. Il explique avoir «naturellement » rejoint, dès la fin des années 1990, une rébellion « créée par[son] frère pour faire face aux autorités de l’époque, aveuglées par le concept d’ivoirité ». Celui qu’il appelle son frère, c’est IB: « Sa mère et ma grand-mère sont sœurs. Même père, même mère. » Quatre ans après la mort d’IB, Mamadou Sanogo est convaincu d’être une victime de la guerre qui a opposé son chef à Guillaume Soro (les deux hommes se sont disputé le leadership de la rébellion). Sa « mise au placard » en serait la preuve.
Villa secrète. « J’ai été arrêté en novembre 2011, juste après une rencontre avec Soro, qui était Premier ministre, et le comzone Koné Zacharia. J’ai été transféré à la Maca en mai 2014.» Et où était-il dans l’intervalle ? « J’ai été détenu à Abidjan, dans une villa secrète de la Dst [la Direction de la surveillance du territoire], puis dans le Nord, à Korhogo, dans un camp militaire dirigé par le comzone Martin Fofié Kouakou. L’endroit accueillait plusieurs dizaines de détenus pro-Gbagbo et un seul détenu pro-Ouattara, moi. Sans qu’il me soit jamais notifié pourquoi et sans aucun mandat de dépôt. » Une version confirmée par trois grandes Ong internationales, par l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), et par le président du Mouvement ivoirien des droits humains (Midh), Me Yacouba Doumbia. « Ses proches nous ont très tôt prévenus de sa disparition, car ils redoutaient qu’il ne subisse le même sort que plusieurs membres du Commando invisible. Il a fallu toute la persévérance des organisations de la société civile pour qu’il soit transféré à la Maca et pour qu’une procédure judiciaire soit enfin officiellement ouverte contre lui. ». « C’est un cas surréaliste de détention illégale qui a duré deux ans et demi, explique un cadre de l’une des Ong contactées. Nous ne considérons pas Sanogo comme un enfant de chœur. Nous travaillons d’ailleurs, avec certaines victimes, sur des faits qui lui sont reprochés, notamment l’attaque nocturne d’un village qui a fait plusieurs morts et de nombreux blessés. Mais les enjeux politiques sont tellement complexes que nous n’avons jamais fait de sa détention une question publique. » De ses propres agissements au sein de la rébellion, de très nombreux crimes qui lui sont reprochés, Mamadou Sanogo ne parle pas. Il esquive, sourit à pleines dents dès qu’une question le gêne. Il s’étend, en revanche, longuement sur la genèse d’une rébellion vite minée par des querelles de leadership et les règlements de compte internes, sur fond de tensions ethniques entre Sénoufo et Dioula. « Hamed Secrétariat » (son surnom dans la rébellion) parle. Il parle beaucoup. Il évoque son financement, ses liens avec le Burkina, le rôle d’hommes politiques aujourd’hui proches d’Alassane Ouattara … « Au début des années 2000, à Bouaké, il avait en charge la sécurité de Soro, se souvient un ancien cadre de la rébellion.Lorsqu’a éclaté la fracture entre Soro et IB, il a été fiché comme un des lieutenants de ce dernier. Il a donc été écarté et remplacé par Hervé Touré Armand Pelikan, dit Vetcho.» Un important comzone se souvient: « C’est un garçon bosseur, mais qui manquait vraiment de discernement. » Un homme impulsif aussi, selon une ancienne de ses amies qui se souvient l’avoir vu poser « une arme sur la tempe d’un civil du mouvement à cause d’une histoire de soldes impayées ».
Insultante. Sanogo s’est ensuite fait oublier (il a passé du temps à Bamako) avant de réapparaître lors de la crise postélectorale. « C’était un petit chef, poursuit le même ancien cadre de la rébellion. Il n’a jamais eu la trempe de commandants tels que Vetcho ou Chérif Ousmane ! D’où le peu de bruit autour de son sort actuel. Il est totalement isolé. » Réplique de l’intéressé: «Si c’est le cas, pourquoi suis-je enfermé depuis bientôt quatre ans, sans procès, alors que d’autres, des vrais chefs donc, dont les actes sont connus de tous, ne sont pas inquiétés ? ». « Après la mort d’IB, ses partisans se sont retrouvés coincés. Certains sont morts, d’autres ont fui, notamment vers le Ghana, explique un autre cadre de la rébellion tendance Soro. Certains de ceux qui sont restés ont été filés par la Dst et l’on s’est rendu compte que Sanogo devenait un point focal pour les anciens du commando. Quelles preuves ont été apportées contre lui ? Il faut le demander à la Dst, donc au ministère de l’Intérieur. Mais la thèse selon laquelle il est enfermé à cause du bon vouloir de Soro est non seulement farfelue, mais à la limite insultante pour les plus hautes autorités de cet État. » La fin des parloirs sonne. Timidement, les matons s’approchent. Avec Sanogo, la discussion pourrait s’éterniser encore de longues minutes. « Soulagé de pouvoir parler de son histoire », il demande en toute fin d’entretien à conserver le fameux « permis de communiquer ». « Je garde tout depuis quatre ans. Tout ce qui peut un jour constituer une preuve quelconque, sourit-il. Qui sait? Peut-être qu’un jour j’aurai l’occasion de les présenter et de me défendre devant un juge. »
JeuneAfrique